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est impuissant à empêcher. À présent, si tu m’en crois, tu commanderas la retraite.

Anselme achevait à peine de prononcer ces mots, lorsque le vieux sergent revint avec les cinq ou six hommes qui lui avaient servi à accomplir son horrible exécution.

Il avait l’air aussi tranquille et aussi insouciant que s’il sortait d’accomplir une corvée de service.

— C’est fini, adjudant, me dit-il laconiquement.

Pendant que nous retournions au camp, nous causions, le lecteur ne s’en étonnera pas, de notre escarmouche.

— Ma foi, mon officier, me dit un jeune caporal qui voyait le feu pour la première fois, je parierais volontiers que nous avons eu affaire à plus de cent hommes !

— Tais-toi donc, blanc-bec, dit le vieux sergent en haussant les épaules, tu ne sais ce que tu dis ! Je suis certain, moi, que les Piémontais nous étaient inférieurs en nombre !

— Ah çà ! sergent, c’est un peu fort ! les balles sifflaient de tous les côtés, et on ne voyait qu’une ceinture de flammes devant soi !

— T’appelle ça de la flamme, toi ! Qu’est-ce que tu dirais donc si tu assistais à une vraie bataille rangée ? Petit, l’expérience de la chose te manque encore.

— Mais alors, sergent, s’écria le caporal, à quel chiffre s’élevait donc, d’après vous, le nombre de l’ennemi ?

— À vingt-cinq ou trente hommes, au plus. Nous étions à peu près à forces égales.

Cette réponse, qui rabaissait mon triomphe, ne me plut que médiocrement, et, faisant venir un des prisonniers piémontais devant moi :

— Combien étiez-vous lorsque vous nous avez attaqués ? lui dis-je.

— Nous étions dix-neuf hommes, me répondit-il, vous en avez tué neuf, nous sommes cinq prisonniers, et cinq se sont sauvés, cela fait bien le compte !

Ce renseignement fort exact dissipa un peu les fumées de l’orgueil qui m’étaient montées au cerveau, mais il ne me retira cependant pas en entier la joie de mon triomphe.

Mon entrée au camp fut une véritable ovation, ou du moins elle me parut telle, car, persuadé que tous les yeux étaient fixés sur moi, la moindre félicitation que l’on m’adressait retentissait à mon oreille comme le son éclatant de la trompette.

Je ne puis me rappeler aujourd’hui ce souvenir sans rire de mon puéril amour-propre.

Le commandant, ravi de la gloire que venait de recueillir son bataillon, m’accueillit de la façon la plus flatteuse et m’embrassa publiquement devant mes camarades, en déclarant que j’étais appelé à un brillant avenir ; puis il m’emmena avec lui pour écouter mon rapport.

Je dois confesser ici, pour ne pas me départir de ma véracité habituelle, que, malgré la déclaration du prisonnier piémontais, j’enflai un peu dans ma narration le nombre des ennemis, que j’évaluai à cinquante ou soixante ; j’ajoutai ensuite que, selon toute apparence, les Piémontais avaient dû subir des pertes bien autrement considérables que celles que nous avions eu le temps de constater ; enfin, j’achevai en faisant un pompeux éloge des sous-officiers et soldats placés sous mes ordres.

Le commandant, désireux de faire une bonne réputation à son bataillon, renchérit encore sur mon rapport en adressant le sien au général de brigade, lequel augmenta également celui qu’il envoya au général de division ; enfin, ce dernier, tenant à bien poser son corps d’armée près le Comité de salut public pour suivre les opérations militaires, donna une grande importance à cette escarmouche.

Quant au comité de salut public, fidèle à son système de relever le moral des populations et d’entretenir leur enthousiasme, par le récit des victoires remportées par les troupes de la République, il exagéra de beaucoup les détails qu’il reçut des représentants, et les fit insérer dans le bulletin.

Deux mois plus tard, j’eus le plaisir de lire dans une gazette que : trente hommes, commandés par moi, avaient attaqué deux cent quatre-vingts Piémontais, tué quarante-cinq, fait vingt-deux prisonniers, et mis le reste en fuite.

J’étais traité de héros, les Piémontais de satellites du tyran, et mes soldats de « valeureux enfants de la patrie. »

J’eus la pudeur de ne point conserver le numéro de cette gazette !

La vie que nous menions au camp était loin d’être agréable : les provisions que nous recevions, insuffisantes et de mauvaise qualité, ne répondaient qu’à moitié à nos besoins ; nous mangions fort peu, mais fort mal.

Quant à nos effets d’équipement et d’habillement, c’était encore pis !

Nos habits tombaient-ils en lambeaux, on nous envoyait de mauvaises paires de souliers ; aussi les semelles de nos chaussures quittaient-elles nos pieds à chaque pas que nous faisions ; on nous expédiait des habits de la plus déplorable qualité.

Je puis hardiment avouer que, dans toute notre division, il ne se trouvait pas un seul homme qui possédât un uniforme complet.

Quel serait l’étonnement d’un ancien soldat de Turenne, s’il pouvait assister à la guerre comme on la fait aujourd’hui !

Depuis deux mois que je menais cette rude existence de soldat de l’an II, j’avais fini par m’accoutumer assez bien à la vie des camps.

Les surprises de nuit, les escarmouches et les prises d’armes ne me causaient plus cette sensation pénible que j’avais éprouvée à mon début.

Je ne raconterai pas au lecteur tous les épisodes militaires auxquels je me trouvai mêlé ; ce récit monotone de coups de fusils, — car on s’attaque et on se défend toujours à peu près de la même façon, — l’ennuierait bientôt.

Toutefois, je demanderai de consigner un petit événement dont je fus le témoin et qui rentre tout à fait dans mon sujet.

Un matin, à la distribution des vivres, nous aperçûmes avec un grand désappointement qu’un convoi sur lequel nous comptions avait été intercepté par l’ennemi et qu’il nous fallait passer la journée sans manger.

Comme déjà, depuis plusieurs jours, nos rations avaient été rognées sans aucun ménagement, et que nous en étions réduits au strict nécessaire pour ne pas mourir de faim, cette nouvelle nous attrista beaucoup et produisit une certaine effervescence parmi nous.

Un pauvre diable de grenadier, nommé Noireau, doué d’un appétit phénoménal, se trouvant incapable de supporter plus longtemps une si rude abstinence, essaya de passer à l’ennemi, et fut arrêté dans sa tentative de désertion.

Immédiatement le conseil de guerre s’assembla et Noireau fut condamné à être fusillé sur-le-champ.

Ma mauvaise étoile voulut que l’on me commandât pour diriger cette exécution.

Je ne cacherai pas que cette coutume de faire supplicier les condamnés militaires par leurs amis et leurs camarades, me semble un usage aussi barbare qu’odieux.

Comme vingt pages éloquentes ne me suffiraient pas pour développer toutes les raisons et tous les motifs qui militent en faveur de l’abolition de cet usage atroce, je préfère passer mon plaidoyer sous silence, et arriver à l’exécution de Noireau.

Lorsque je vins le trouver sous la tente qui lui servait de prison, Noireau devina en moi un messager de mort.

— Hélas ! adjudant, me dit-il, vous venez me chercher pour me conduire au supplice.

— Tu as à peu près deviné, mon pauvre Noireau, lui répondis-je. Je suis, en effet, chargé de t’avertir qu’il ne te reste plus qu’une heure à vivre, et de te demander si tu n’as pas quelques dispositions dernières à prendre.

— Merci bien, mon officier, mais comment voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi ait des dispositions à prendre ?…

— À revoir, Noireau, du courage.

J’allais m’éloigner, lorsque le condamné me saisit par le bras, et, d’un air moitié honteux, moitié suppliant :

— Je voudrais bien, adjudant, me dit-il, vous adresser une question, mais je n’ose.