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préférence pour aller reconnaître l’ennemi, C’est une mission aussi difficile que dangereuse à remplir, et il ya cent à parier contre un que plusieurs d’entre vous auront le bonheur de mourir pour la patrie. Montrez-vous donc dignes par votre conduite de la faveur que je vous accorde.

Le général dit alors quelques mots à notre commandant, puis s’éloigna au galop.

— Adjudant ! s’écria notre commandant en s’adressant à moi, votre avancement a été rapide, et vous devez avoir hâte de gagner l’épaulette que vous portez. Prenez avec vous trente hommes, et allez reconnaître l’ennemi.

J’avoue en toute humilité qu’en recevant cet ordre, auquel j’étais si loin de m’attendre, un frisson me passa tout le long du corps et que je restai droit et immobile comme une statue, sans savoir que répondre.

Il est probable que ma stupéfaction passa pour du sang-froid et de l’indifférence, car aucun murmure ne parvint à mes oreilles ; au reste, Anselme, avec une présence d’esprit et une générosité qui ne devaient nullement m’étonner de sa part, vint fort à propos à mon secours.

— Sont-ce des hommes de bonne volonté que l’on demande ? dit-il en s’adressant au commandant.

— Oui, des hommes de bonne volonté, car je ne veux pas faire de jaloux, répondit le commandant.

Ayant eu le temps de reprendre mes esprits pendant le répit que m’avait donné la demande d’Anselme, je me retournai alors vers le bataillon, et d’une voix que j’essayai de rendre forte et assurée.

— Qui vient avec moi ? m’écriai-je.

— Moi ! moi ! répondit Auselme en déployant toute la richesse de sa basse-taille.

— Moi ! moi ! répétèrent en chœur les cinq cents hommes du bataillon.

Cet enthousiasme me rassura tout à fait, en me prouvant que l’amour-propre pouvait tenir lieu de courage, car, me dis-je, il n’est pas probable que sur cinq cents hommes qui, non-seulement consentent, mais encore demandent à partager mes dangers, il ne s’en trouve pas quelques-uns qui aimeraient mieux rester en sûreté au camp, que de me suivre ! Faisons comme eux, payons sinon d’audace, du moins de contenance.

Cinq minutes plus tard, je partais à la tête de trente braves, choisis plutôt par Anselme pour reconnaître et débusquer, si c’était possible, le corps d’ennemis dont on venait de signaler la présence dans les bois qui avoisinaient le camp.

Je marchais la tête haute et d’un air radieux, comme un héros certain de vaincre ; mais si quelqu’un eût pu lire dans mon cœur, il y eût trouvé plus d’émotion que de fureur !

Le bois où nous devions nous rendre était éloigné de près d’un quart de lieue de nos premières lignes : aussi Anselme me fit-il observer que le général, en envoyant seulement trente hommes à une pareille distance de tout secours, commettait une grande imprudence.

— Si ln crois me rassurer par de tels propos, tu te trompes beaucoup, lui répondis-je à voix basse.

— Bah ! répliqua-t-il sur le même ton, tu portes une épaulette, tu commandes en chef, et trente homes sont là pour être témoins de ton courage : je parierais volontiers ma tête contre une poularde truffée que tu ne faibliras pas !

— Le fait est, Anselme, comme tu viens de le dire, que je commande en chef cette expédition, lui répondis-je avec un certain orgueil, car je ne m’étais pas encore arrêté à cette idée.

— Ah ! ah ! me dit Anselme, voilà l’amour-propre qui commence à se montrer enfin, tu es sauvé.

— Silence, Anselme ! nous voici arrivés ; laisse-moi prendre mes dispositions !

La lisière du bois dans lequel nous entrâmes était couverte de taillis assez clairsemés, mais assez touffus cependant pour cacher une embuscade.

J’ordonnai donc à mes hommes de se déployer en tirailleurs, afin de fouiller la plus grande étendue de terrain possible.

À peine cet ordre venait-il d’être exécuté, qu’une décharge de coups de fusils retentit et qu’un soldat, frappé par une balle, tomba sanglant à mes pieds !

Quelques sifflements sinistres traversèrent l’air près de moi et me firent tressaillir.

— Ne fais pas attention, me dit Anselme, ce sont des balles : commande-nous d’aller en avant !

La recommandation d’Anselme était inutile.

Voyant que l’on pouvait essuyer une décharge sans être tué, et stimulé surtout par cette pensée que trente de mes camarades obéissaient à ma volonté, et qu’à leur retour au camp ils rendraient compte de ma conduite, je repoussai énergiquement l’émotion qui s’était emparée de moi au début de l’action, et d’une voix éclatante :

— Allons, mes amis, ferme ! chargez ces esclaves, ces satellites ! En avant ! les enfants de la patrie.

Je dois rendre cette justice à mes soldats qu’ils obéirent avec un enthousiasme sans pareil à mes ordres.

S’élançant vers les taillis d’où était parie cette décharge qui avait tué un des nôtres, ils atteignirent les Piémontais avant que ceux-ci eussent en le temps de recharger leurs armes, et les abordèrent franchement à la baïonnette.

L’issue du combat ne fut pas longtemps incertaine. En moins de cinq minutes nous avions tué deux hommes, blessé sept autres, fait cinq prisonniers et mis le reste en fuite : nous étions vainqueurs !

Jamais, j’en suis persuadé, le gain de l’une de ces grandes et mémorables batailles, qui décident du sort d’un empire, ne causa à un roi ou à un général un plaisir semblable à celui que me fit éprouver l’avantage que je venais de remporter.

À vrai dire, cet avantage n’était guère dû ni à mes connaissances militaires, ni aux dispositions que j’avais prises ; n’importe ! il me semblait en ce moment que je comptais parmi les grands capitaines ; je suis certain que j’eusse accepté alors sans hésiter le commandement en chef d’une armée.

Après nous être assurés de nos prisonniers, nous reprîmes la route du camp. Toutefois, avant d’abandonner les lieux témoins de mon premier exploit, j’ordonnai que l’on construisit un brancard pour pouvoir transporter les blessés.

— Ne vous inquiétez pas de ces esclaves du roi, adjudant, me répondit un vieux sergent qui faisait partie de mon détachement, je connais la façon dont on doit les traiter. Je vous assure que pas un seul d’entre eux ne s’échappera.

— Très-bien, sergent, je m’en rapporte à vous pour les faire transporter au camp.

Le sous-officier sourit alors d’une singulière façon et s’éloigna sans répondre.

Je venais de commander la retraite, lorsque plusieurs coups de fusil qui retentirent derrière un buisson, à quelques pas de l’endroit où je me trouvais, me firent tressaillir : je crus à une surprise.

— Ne fais pas attention, me dit Anselme, ce sont les prisonniers que l’on expédie.

— Comment, les prisonniers que l’on expédie ! m’écriai-je avec étonnement. Qu’entends-tu par ces paroles ?

— J’entends que le sergent vient de faire fusiller les blessés !…

— Horreur et infamie ! serait-il possible !

— Voyons, ne t’exaspère pas ainsi pour si peu de chose, me dit Anselme, tu te ferais passer pour un agent des Anglais, pour un émissaire de Pitt et Cobourg… Après tout, ce sergent n’est pas aussi coupable qu’il en a l’air… C’est on homme pratique, qui ne connaît que son métier. Il a pensé sans doute que le transport de ces blessés retarderait notre retour au camp, encombrerait notre marche et pourrait nous nuire, si nous rencontrions l’ennemi. Du reste, ce qu’il a fait est une chose qui a lieu tous les jours ! Dame ! tu as beau froncer le sourcil et te mordre les lèvres, tu ne changeras pas le caractère de la guerre, et tu ne lui donneras jamais l’allure d’une idylle de mademoiselle Deshoulières ou de M. de Florian.

Il faut savoir s’habituer au spectacle des cruautés que l’on