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effacer le bleu et le rouge qui se trouvent sur ma cocarde, et ne conserver que le blanc !

— Alors, tu irais rejoindre les princes à l’étranger ?

— Ah ! mais non, s’écria vivement Anselme. Je veux bien me battre avec des Français contre des Français, mais me réunir à l’étranger qui menace d’envahir notre patrie ! c’est là, à mes yeux, un crime inexcusable, irrémissible, dont je ne me rendrai jamais coupable. Il paraît que la Vendée et la Bretagne, loin de courber lâchement la tête comme le reste de la France, résistent avec une énergie et un héroïsme sans égal à l’immonde tyrannie des Robespierre et des Saint-Just : je me rendrai en Vendée ou en Bretagne.

— Et si l’on te prend, tu seras fusillé.

— J’ai toujours entendu dire, me répondit gravement Anselme, que la nature s’oppose à ce que l’on fusille quelqu’un plus d’une fois ; or, être fusillé une seule petite fois, tu m’avoueras que ce n’est pas la peine d’en parler : c’est fait si vite ! Mais laissons là ce sujet de conversation qu’il n’est pas encore temps de couler à fond, et parlons de notre départ qui doit avoir lieu, dit-on, demain matin à cinq heures.

J’ai déjà dit que la pensée que j’allais quitter Grasse me souriait infiniment ; une seule chose m’attristait, c’était de me séparer de mon excellent hôte, pour qui j’avais conçu une véritable et profonde amitié. Verdier, de son côté, ressentait vivement mon départ ; il me jura à cent reprises qu’il ne m’oublierait jamais et qu’en quelqu’endroit du monde que je fusse, il me ferait parvenir de ses nouvelles, à moins toutefois, ajouta-t-il en souriant tristement, que l’on ne m’incarcère et que l’on ne me guillotine.

— Et moi je prends l’engagement de répondre avec la plus grande exactitude à toutes vos lettres, à moins aussi qu’une balle ne me casse la tête, ou que je ne tombe entre les mains de l’ennemi.

— Hélas ! avouez, cher ami, me dit-il, que c’est une triste époque que celle où deux amis qui se séparent ne savent pas, quoique jeunes tous les deux, s’ils se reverront jamais ! En l’an II de la République, il y a toujours derrière un adieu une pensée de mort !


VIII

Le lendemain matin, il faisait à peine jour lorsque le bataillon se rassembla sur la grande place, et se mit en marche au son des tambours ; à sept heures, nous étions déjà éloignés de près de deux lieues de la ville de Grasse !

Je n’ai certes pas l’intention de décrire étape par étape la marche que fit le bataillon pour arriver à Lantosque, le dernier village que nous traversâmes avant d’atteindre le camp de Saorgio, dont il était éloigné de deux lieues à peine.

Nous étions couchés depuis une heure dans les chaumières abandonnées de Lantosque, lorsque le bruit du canon grondant dans le lointain, arriva jusqu’à nous.

Cette fois était la première que j’entendais tonner le bronze des batailles ; je ne pus me défendre d’une certaine sensation.

— Sais-tu bien, Anselme, dis-je à mon compagnon étendu sur la paille près de moi, que jamais encore je ne me suis trouvé au feu ! Je ne sais, mais il me semble que la première fois je ferai une piteuse contenance.

— Bah ! me répondit Anselme, tu es bien bon de t’occuper d’une pareille bagatelle. Tu feras comme tout le monde, tu commenceras par avoir peur des boulets, tu finiras par t’y accoutumer.

— Oui, mais si l’on s’aperçoit que j’ai peur !

— Tu ne le laisseras pas voir, donc ! Et puis, ne t’inquiète pas trop d’avance ; je te garantis qu’avant la fin de la première bataille à laquelle tu assisteras, ta nature d’homme intelligent et sensible aura tellement fait place à la brute, que tu ne demanderas plus que sang et carnage. C’est vraiment chose aussi étonnante que triste, de voir combien les mauvais instincts de l’homme ont besoin d’être excités pour prendre leur élan et se développer !… Mais il se fait tard, il faut que je me lève demain avant le jour pour aller à la maraude : bonsoir.

— Est-ce que le bruit du canon ne t’empêche pas de dormir, Anselme ?

Un ronflement sonore de mon camarade répondit à ma demande : Anselme dormait déjà profondément.

Le lendemain matin nous nous mîmes en marche pour le camp de Saorgio, où nous arrivâmes deux heures après. Un immense bonnet rouge accroché au haut d’une perche s’élevait à coté de la tente occupée par le général, et servait de pavillon au quartier-général. Il me sembla que ce bonnet rouge était un alambic dégoûtant de sang humain.

Décidément, la canonnade que j’avais entendue la veille au soir avait tourné mon esprit aux idées sombres.

Jamais je n’oublierai l’aspect pittoresque qu’offrait le camp. De tous les côtés on ne voyait que des figures hâves, que des vêtements tombant en lambeaux, que des armes rouillées.

Un étranger qui se serait trouvé transporté tout à coup au milieu de ces soldats déguenillés, n’eût certes pu penser qu’il avait devant les yeux un corps d’armée de cette France si superbe et si puissante : il se fût cru bien plutôt au milieu d’une troupe de bandits.

Nous apprîmes qu’un engagement assez vif avait eu lieu la veille au soir avec les Piémontais et qu’une cinquantaine des nôtres étaient restés morts sur le carreau.

En passant près d’une tente, ou pour être plus exact d’un vieux morceau de toile accroché à quatre bâtons, qui la soulevaient à cinq pieds au-dessus du sol, j’entendis des cris et des gémissements qui me glacèrent le sang dans les veines.

— Que se passe-t-il donc ? demandai-je à un soldat qui sortait, le bras en écharpe, de dessous cette toile.

— C’est le cabinet de toilette de gens qui ont été éclaboussés hier au soir pendant l’échauffourée avec les Piémontais, me répondit-il, et que l’on rajuste.

— Vous voulez parler sans doute de l’ambulance ?

— Justement ! Quant à moi, un aide-chirurgien vient de tamponner un peu mon bras ; heureusement pour moi qu’il y a presse, et que le carabin n’a pas de temps à perdre, sans cela il n’eût pas manqué, histoire de s’exercer la main, de me couper le bras.

— Comment ! il vous eût amputé ! m’écriai-je avec une horreur que je ne cherchai pas à dissimuler. Une pareille opération n’est cependant pas une chose si légère, que l’on doive se hâter de la conclure sans réfléchir.

— Ah ! vous croyez, mon officier, que les chirurgiens s’amusent à réfléchir, — me dit le soldat blessé en riant à se tenir les côtes ; ça n’en finirait plus.

Cette réponse, on le concevra sans peine, me fut assez désagréable et ne me rassura nullement pour l’avenir.

Je m’empressai de quitter les abords de l’ambulance, car les cris que poussaient les blessés me causaient une sensation fort désagréable, et je m’éloignai en priant Dieu de ne pas me laisser tomber au pouvoir de quelque carabin, qui eût devant lui et du temps à perdre et besoin de se faire la main.

Dans l’après-midi, le général nous passa en revue.

En conscience, il ne pouvait louer notre tenue ; aussi n’en dit-il pas un mot ; mais, en revanche, il s’étendit beaucoup sur notre courage et sur notre patriotisme, nous loua de la résolution que nous avions prise de mourir plutôt que de nous rendre, — résolution soit dit en passant, dont il n’avait jamais été question, — et finit en entremêlant les mots de patrie et celui de tyrans avec une telle habileté, que, quoique cette partie de son discours manquât complètement de sens, nous fûmes électrisés et nous applaudîmes avec transport.

Le général terminait à peine cette belle harangue, lorsqu’un de ses aides-de-camp vint l’avertir qu’un corps de Piémontais était embusqué dans les bois qui avoisinaient le camp.

— Soldats, s’écria le général, je veux bien, prenant en considération le temps que vous avez perdu, vous donner la