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tiens pas à le montrer à tout le monde, prenons ce sentier solitaire où nous serons plus à notre aise pour causer.

— Je le veux bien, mais à une condition, c’est que je te tiendrai par le collet !

— Marché conclu ! répondis-je.

— Je t’avertis que je possède une poigne de fer, et qu’au premier mouvement que tu feras pour te sauver, je te tords le col !…

— Comme je ne compte pas me sauver, cette menace ne me touche en rien !

Lorsque nous fûmes parvenus à un endroit bien solitaire, je retirai la ceinture qui contenait toutes mes économies, que j’avais emportées sur moi en me sauvant du château, et la présentant au paysan :

— Je t’ai parlé de cent louis, lui dis-je, mais, à causer franchement, je ne serais pas étonné de m’être trompé. Cette ceinture, je le crois, doit contenir une plus forte somme. Toutefois, comme tu ne comptes que sur cinquante louis, une fois que tu auras pris ces douze cent cinquante francs, tu me laisseras l’or qui restera, quelque somme qu’il représente ?

— Voyons toujours, dit le paysan, en s’emparant avidement de la ceinture.

— Eh bien, lui dis-je, après qu’il eût compté cinquante louis, voilà qui constitue ta part : le reste ne le regarde pas.

— J’ai réfléchi, me répondit-il, que comme tu es un ennemi du peuple, ce serait agir en mauvais citoyen que de te laisser en main des armes contre lui. Je garde donc tout cet argent pour moi !

Le paysan, après cette réponse, serra fortement ma ceinture contre son cœur, comme s’il eût craint que je ne voulusse la lui reprendre, lorsque, sortant un pistolet de ma poche et en appliquant le bout du canon sur la poitrine du voleur :

— Mon ami, lui dis-je, mon intention n’a jamais été de me laisser dépouiller. Toutefois, si tu eusses agi en honnête homme, je ne t’aurais fait aucun mal ; je regrette que ta mauvaise foi me force de te brûler la cervelle !

Le paysan était tellement effrayé par la vue de mon arme, qu’il n’eut pas la force de prononcer un seul mot.

Les moments étaient précieux ; j’appuyai sur la détente du pistolet, le coup partit, et le coquin tomba mort à mes pieds : ma balle lui avait traversé le cœur !

Après un pareil exploit, il n’y avait plus à balancer ; j’abandonnai en toute hâte les environs du village et m’en fus droit devant moi, en me recommandant à Dieu ! Le hasard seul guidait mes pas :

Vous comprendrez sans peine, monsieur, en songeant à quelle époque nous vivions, l’impossibilité absolue où je me trouvais de m’arrêter, soit dans une ville, soit même dans un village, car ne pouvant expliquer mes antécédents et ne possédant aucun papier, on m’eût de suite arrêté comme suspect.

Couchant la nuit dans les fossés ou dans les bois, me cachant le jour dans les buissons et ne me déterminant à aller acheter des provisions que quand la faim me torturait à un tel point, qu’il ne m’était plus possible de résister davantage à ses atteintes, je menai pendant plusieurs mois la vie la plus pénible, la plus affreuse même que l’on puisse imaginer.

Vint un moment où, l’esprit aigri, exaspéré par tant de souffrances, je résolus, puisque j’étais traqué comme une bête fauve, de rendre le mal pour le mal ; de me venger.

Rôdant autour des villages et y pénétrant même pendant la nuit, je me mis à faire, pour mon propre compte, la guerre aux républicains.

Malheur au soldat attardé qui passait à la portée du fusil que j’étais parvenu à conserver ! Malheur au sans-culotte que mon arme pouvait atteindre : l’un et l’autre disparaissaient à tout jamais du monde…

— Ainsi, m’écria-je en interrompant l’ancien maréchal-des-logis, lorsque vous m’avez surpris la première fois auprès de ce château en ruines, votre intention était…

— De vous tuer, certes ! me répondit Gérard. Sans l’intervention d’Edmond, vous ne seriez plus aujourd’hui.

Ce franc aveu, en m’apprenant à quel danger imminent avais échappé, me causa une vive émotion ; toutefois j’eus assez de présence d’esprit pour la dissimuler, et pour prier d’une voix calme Gérard de poursuivre son récit.

— J’arrive à la fin, me répondit-il, car je ne voudrais pas abuser de votre patience, en vous rapportant tous les épisodes, tantôt burlesques, tantôt sanglants, auxquels a donné lieu ma vie de vagabond mis hors la loi. Un jour un heureux hasard me plaça sur les pas d’Edmond que l’on poursuivait, et je fus assez heureux pour lui être de quelque utilité.

— C’est-à-dire que sans ton secours j’étais pris et guillotiné, Gérard, s’écria Edmond.

— Je le crois, reprit le maréchal-des-logis, en continuant de s’adresser à moi ; à partir de ce moment, monsieur, mon existence, quoique toujours aussi tourmentée, changea d’aspect. J’avais un ami, et un ami sur lequel je pouvais compter ! Jugez de ma joie ; Edmond et moi, nous formâmes alors une alliance défensive, — car, plein de résignation dans son malheur, Edmond acceptait la haine et l’injustice de ses concitoyens, sans vouloir en tirer vengeance, — et nous nous promîmes un secours mutuel, quelles que fussent les forces qui vinssent nous attaquer. Je puis ajouter, sans nous vanter, que nous avons tous les deux fidèlement rempli cet engagement. Voilà, monsieur, toute mon histoire.

— Je vous remercie beaucoup de votre complaisance, Gérard ! votre récit m’a extrêmement intéressé. À présent, ne perdons pas de temps, et voyons un peu de quelle façon je puis vous être utile.

— Je vous serai d’autant plus reconnaissant de venir en aide à mon ami, me dit alors le cousin de mon hôte, que je dois, pour rassurer ma famille, m’embarquer sous peu pour l’étranger, et Gérard va se trouver bien seul sans moi !

— Mais il me semble, mon cher Edmond, que la position de votre ami est loin d’être désespérée. Qui le connaît ? personne. De quoi peut-on l’accuser ? d’avoir défendu le château de Grandbœuf ! mais il y a si longtemps que cela s’est passé, et tant de faits semblables ont malheureusement eu lieu depuis, que le souvenir de cette attaque et de cette défense n’existe plus. Ce qui a empêché jusqu’à ce jour votre ami Gérard de rentrer dans la société, c’est qu’il a toujours été poursuivi. Eh bien ! qu’il cesse de se sauver, et tout sera dit, on ne songera plus à le poursuivre.

— Oui, mais si on me demande des explications sur mon passé, dit alors Gérard ; si l’autorité du lieu que je choisirai pour y séjourner exige que j’exhibe ma carte de civisme, que je montre mes papiers, que répondrai-je ? Rien, et je serai arrêté de suite comme suspect !

— Vous avez raison, Gérard ; aussi rentrer dans la vie privée, n’est point le parti que je vous propose. Auriez-vous une grande répugnance à reprendre du service dans l’armée ?

— Quelle drôle d’idée !

— Pas si drôle ! C’est le seul moyen de vous sortir à tout jamais de votre dangereuse et fausse position. Suivez-moi hardiment à Grasse ; je vous présente à mon commandant comme un de mes camarades d’enfance ; il vous incorpore dans notre bataillon, et une fois que vous aurez l’uniforme républicain sur le dos, je consens à être passé par les armes, si jamais l’on songe à demander et qui vous êtes et d’où vous venez.

— Le parti que monsieur te propose là, Gérard, reprit Edmond, est en effet le seul qui soit raisonnable ! Allons, mon ami, n’hésite pas, accepte. Jamais occasion semblable ne se présentera plus pour toi ; embrassons-nous, et disons nous adieu !

L’idée qu’il allait quitter Edmond produisit un tel effet sur Gérard, qu’un moment il fut sur le point de refuser mon offre.

Il ne pouvait se faire à la pensée de se séparer de son ami.

Enfin, après bien des hésitations et bien des combats, après qu’Edmond lui eut répété cent fois que, devant lui-même passer sous peu à l’étranger, son refus ne les laisserait que peu de jours ensemble, Gérard finit par écouter la voix de la raison et par consentir à me suivre.