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— Ma foi, bonne mère, lui répondis-je, vous resterez au château pour en faire les honneurs à ces messieurs ! Il est impossible, à moins que ces gens ne soient des cannibales, qu’ils ne respectent pas et votre sexe et votre grand âge…

— Je ne crois pas, Gérard, me répondit la pauvre vieille avec résignation. Enfin, s’il est impossible de me sauver, ne parlons plus de cela ! Je mets en Dieu toute ma confiance.

Les défenseurs du château revinrent bientôt ; ils étaient tellement bien déguisés, — car tous, avant de servir, avaient été paysans, — qu’un œil exercé n’eût pu reconnaître en eux les serviteurs de tout à l’heure.

— À présent, mes amis, leur dis-je, suivez, je vous en prie, mes ordres avec la plus grande exactitude. Toi, Gervais, qui es souple comme un écureuil et rusé comme un renard, tu vas aller ouvrir doucement, et en ayant soin de ne pas te laisser voir, et la grille de la grande avenue et la porte de la cour intérieure. Profite de l’abri que t’offriront les arbres, glisse, rampe, fais comme bon tu l’entendras, mais, je te le répète, si tu te laisses voir tout est perdu…

Le garde-chasse me répondit que je n’avais rien à craindre, qu’après avoir été braconnier dix ans et garde à peu près aussi longtemps, c’était bien le moins qu’il pût se manœuvrer à travers les broussailles. Puis il partit aussitôt.

Je ne vous cacherai pas que pendant que dura son absence, je restai en proie à une anxiété profonde. En effet, de la réussite de l’ordre que j’avais donné au garde dépendait tout le succès de mon entreprise.

Enfin, après une attente de plus d’un quart d’heure qui me parut plus longue qu’une journée, Gervais revint en m’assurant qu’il avait, conformément à mes ordres, ouvert la grille de l’avenue et la porte de la cour intérieure sans avoir été aperçu.

— Voilà déjà un premier succès qui est pour nous d’un heureux présage, m’écriai-je radieux ; à présent chargeons de mitraille la gueule notre petite pièce de canon et transportons-la dans le vestibule.

— Et puis après, commandant ? me demanda le cavalier du régiment de monsieur le comte.

— Après ? Plaçons-nous sur trois rangs dans le vestibule, derrière la pièce de canon, et attendons que les paysans, s’apercevant de l’ouverture des portes, viennent nous attaquer.

Cette attaque, que je désirais si ardemment, car j’avais hâte d’en finir, ne se fit pas désirer longtemps.

Bientôt nous vîmes les paysans s’avancer en foule, et sans prendre aucune espèce de précaution, car ils étaient tellement nombreux, qu’ils ne pouvaient raisonnablement supposer qu’une fois entrés, on tentât de leur résister, les derniers poussant les premiers, et en moins de cinq minutes la cour fut remplie d’une foule tellement compacte, que ceux qui la composaient étaient dans l’impuissance d’agir.

C’était là le moment que j’attendais.

— Feu ! m’écriai-je en poussant tout à coup brusquement la porte du vestibule.

À l’instant vingt-cinq coups de fusils partent ; le garde-pêche lâche cinq ou six gros dogues furieux, en même temps que notre canon envoie presque à bout portant sa volée de mitraille !

Jamais, je crois, panique plus complète n’eut lieu que celle qui s’empara des paysans.

Fous de frayeur, ils se foulent aux pieds les uns les autres, et se servant de leurs armes pour se frayer un passage, se massacrent impitoyablement entre eux. Nous avons encore le temps de décharger sur eux les fusils qui ne nous ont pas servi ; la panique se change en folie ; nos ennemis ne savent plus où ils en sont.

— Allons, camarades, dis-je alors à mes compagnons, voici l’instant venu de se sauver… Mêlons-nous à cette foule, qui ne songe guère à nous poursuivre, et tirons chacun de notre côté… À revoir, que Dieu vous protège !

Joignant l’action à la parole, je me jetai au milieu des paysans, et grâce à quelques coups de couteau distribués avec assez de promptitude et pas mal d’intelligence, je parvins à m’ouvrir tout doucettement un passage.

Une heure plus tard, réfugié dans un bois situé à deux lieues du château, j’apercevais une immense gerbe de flamme qui s’élevait jusqu’au ciel.

C’était un feu de joie révolutionnaire, l’ancien manoir des comtes de Grandbœuf, que ses vassaux venaient d’incendier aux cris de : Vive la liberté ! l’égalité et la fraternité !

En cet endroit de son récit l’ancien maréchal-des-logis Gérard s’arrêta, et passant sa main sur ses yeux comme pour éloigner de sa vue un tableau pénible :

— Vous ne pouvez vous imaginer, monsieur, me dit-il, ce que j’eus à souffrir pendant les huit jours qui suivirent l’incendie du château. N’osant m’aventurer hors du bois où je m’étais réfugié, de peur de tomber entre les mains de mes ennemis, je dus subir toutes les horreurs de la faim, de la soif et de la solitude.

Heureusement que j’avais gardé mon fusil avec moi et que je pus me nourrir avec quelques oiseaux que je tuai ; sans cette ressource je serais mort de faim, littéralement parlant.

Enfin ne pouvant résister à un pareil genre de vie, je me déterminai à me rendre à un village distant de quatre lieues du château, village où j’arrivai à la tombée de la nuit, et où je me procurai quelques provisions.

J’appris, en interrogeant un enfant qui avait assisté à la prise et à l’incendie du manoir des comtes de Grandbœuf, d’horribles détails.

Les paysans, exaspérés et par la longue résistance que nous leur avions opposée et par les pertes qu’ils avaient subies, se conduisirent, une fois vainqueurs, avec une monstrueuse cruauté.

L’intendant de monsieur le comte qui, blessé d’une balle à l’épaule lors de la première attaque du château, n’avait pu fuir avec nous, et la vieille femme de charge que son grand âge avait empêchée de nous suivre, furent les victimes de leur implacable fureur.

L’intendant, après avoir subi pendant plus de deux heures les outrages et les mauvais traitements les plus odieux, fut pendu par les pieds au haut de la grande tour, et son corps balancé dans l’espace servit de cible aux paysans ; quant à l’infortunée femme de charge, son sort ne fut pas plus heureux ; elle fut brûlée vive dans un four !

L’enfant achevait à peine de me donner ces détails lorsqu’un homme, passant près de nous, me regarda avec attention, et s’avançant vers moi, m’ordonna d’un ton impérieux de le suivre :

— Pour aller où, l’ami ? lui demandai-je en jouant l’indifférence.

— En prison, assassin du peuple ! me répondit-il ; oh ! ne cherche pu à nier ton identité, je t’ai vu cent fois à l’ex-château de Grandbœuf et je te reconnais à merveille.

— Je ne nie pas, citoyen, lui dis-je, que je n’aie appartenu à M. le comte, et que tu n’aies raison de m’arrêter ; seulement, je te préviens d’une chose, c’est que tu te repentiras bientôt de ton action.

— Moi, gredin ! et pourquoi cela ?

— Par une raison bien simple, continuai-je en baissant la voix, j’ai sur moi une ceinture qui contient cent louis d’or !

— Eh bien ! tant mieux, s’écria le paysan, c’est de l’argent volé au peuple qui va retourner à ses vrais propriétaires.

— Je ne dis pas non ; seulement, comme tu es du peuple aussi, toi, et que tu as autant de droits que qui que ce soit à cet or, si, au lieu de m’arrêter, tu avais voulu causer avec moi, il est probable que nous aurions fini par nous entendre, et que, de mes cent louis, cinquante te seraient restés… Or, cinquante louis, tu me l’avoueras, constituent un assez joli denier, que l’on ne rencontre pas tous les jours au coin d’un buisson !

— Le fait est que cinquante louis c’est beaucoup, me dit le paysan d’un air pensif, mais qui sait ? peut-être te vantes-tu de posséder cette somme pour m’amadouer d’abord et m’échapper ensuite ! Je voudrais bien voir ton or !

— C’est facile, lui répondis-je. Toutefois, comme je ne