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que nous ne sommes pas assez bêtes pour relâcher un homme brave comme vous !

Invoquer auprès de ces forcenés ma position de parlementaire eût été, je le compris aussitôt, tenter une fausse démarche.

Ces gens étaient trop en dehors de la légalité pour s’arrêter devant un assassinat.

— Mes amis, leur dis-je, je vois qu’il est impossible de vous résister. Laissez-moi retourner auprès de ma garnison, pour que j’essaie de la déterminer à mettre bas les armes ; vous voulez le pillage, mais non pas, je l’espère, la mort de pauvres diables qui, comme vous, font partie du peuple. Promettez-moi de respecter la vie de mes soixante hommes, et je crois pouvoir m’engager à ce qu’ils abandonneront le château sans le défendre.

Quoique les paysans fussent, je l’ai dit, au nombre de près de quatre mille, la perspective d’avoir à débusquer une soixantaine de personnes abondamment munies d’armes, retranchées d’une façon formidable et décidées au sacrifice de leur vie, ne laissait pas que de les tourmenter un peu.

Le désir qu’ils éprouvaient de s’emparer du château, sans coup férir, leur fit donc accepter avec enthousiasme ma proposition, et ils me laissèrent me retirer sain et sauf.

Mes treize compagnons attendaient mon retour avec une vive impatience.

— Camarades, leur dis-je, les paysans ne veulent nous accorder ni trêve ni merci !… En vain je leur ai proposé de leur livrer le château, à la condition qu’ils nous feraient grâce de la vie ; ils m’ont répondu qu’ils tenaient beaucoup plus à nous prendre qu’à prendre le château. Défendons-nous donc avec l’énergie du désespoir, et, si nous devons succomber, ne laissons pas notre mort sans vengeance !

Vous comprenez sans peine l’effet que ce discours produisit sur mes gens : il en fit treize héros.

J’achevais à peine de prononcer mon insidieux discours, lorsque les assaillants, furieux de voir que nous ne nous empressions pas d’ouvrir les portes, poussèrent de grands cris et s’avancèrent à l’assaut !

— Laissez-les bien approcher, dis-je à mes compagnons, et ne tirez qu’après qu’eux-mêmes auront ouvert le feu sur nous.

J’achevais à peine de prononcer ces paroles, qu’une décharge d’arquebuses et de mousquets envoya une trentaine de balles rebondir contre les murs du château !

— Feu de tous les côtés ! m’écriai-je.

Aussitôt les fenêtres du château se ceignirent d’une ceinture de flammes, car chacun de mes compagnons, disposant de quatre fusils à deux coups, tout chargés, valait à lui seul huit hommes.

Les cris de rage et de douleur qui retentirent aussitôt dans les rangs des assiégeants nous prouvèrent que notre riposte avait porté.

Ce premier succès mit tout d’abord les paysans en fuite et nous donna un moment de répit : nous en profilâmes pour reprendre notre repas interrompu.

Nous en étions arrivés au dessert, lorsque les deux guetteurs que j’avais placés autour de nous vinrent nous avertir que l’ennemi, après s’être remis de sa panique, s’avançait de nouveau ; nous courûmes à nos poses, et la fusillade ne tarda pas à recommencer.

Je passerai sous silence les divers épisodes de ce combat, qui dura jusqu’à la fin du jour ; il vous suffira de savoir que, grâce à l’excellente position que nous occupions, pas un de nous ne fut blessé, excepté toutefois l’ex-intendant, qui reçut une balle dans l’épaule.

Quant aux paysans, nous conjecturâmes qu’ils devaient bien avoir perdu au moins une trentaine des leurs.

La nuit vint, et avec la nuit commencèrent pour nous de cruelles angoisses, car nous n’étions pas assez nombreux, quel que fût notre zèle, pour défendre à la fois tous les endroits vulnérables du château.

Heureusement que je m’avisai d’un ingénieux stratagème, qui nous fut d’une grande utilité.

Je fis tremper dans de l’esprit-de-vin des paquets d’étoupes et de laine auxquels nous mîmes le feu, et que nous jetâmes du haut des tours sur la tête de nos assaillants.

Ce moyen de défense nous présenta le double avantage d’abord d’effrayer beaucoup et de brûler un peu nos ennemis, puis de les éclairer de façon à pouvoir diriger sur eux une fusillade bien nourrie.

Fatigués de l’inutilité de leurs efforts, les paysans, un peu avant le lever du soleil, prirent le parti de se retirer.

Nous étions donc victorieux.

Mais hélas ! ce premier succès laissait l’avenir tout aussi sombre pour nous, car il était évident que les vassaux, animés par l’esprit de vengeance et par l’espoir du pillage, ne s’arrêteraient pas dans leurs hostilités.

Deux jours pourtant se passèrent dans une paix et une tranquillité profondes, et je me berçais presque déjà de la douce idée que, grâce à notre énergie, nous nous étions débarrassés à tout jamais de nos ennemis, lorsque le troisième jour, un dimanche, nous les vîmes revenir plus nombreux encore que la première fois.

Il s’agissait de vaincre ou de mourir ! Je promis à mes hommes la victoire et je me préparai en silence à la mort ! Ce second assaut fut beaucoup plus acharné que le premier.

Nous eûmes toutes les peines du monde à repousser les paysans qui, ivres d’eau-de-vie et de fureur, venaient, armés d’échelles, se faire tuer au pied de nos murs.

Toutefois, grâce à une décharge de mitraille, que nous dirigeâmes avec notre petite pièce d’artillerie, et qui porta en plein sur un groupe d’ennemis, nous réussîmes à balayer non-seulement la grande avenue, mais encore le parc du château.

Je dois mentionner ici un détail assez curieux de cette journée.

Une vieille femme de charge, que son grand âge avait empêchée de suivre monsieur le comte à l’étranger, nous rendit un grand service.

S’étant emparée d’un tambour, elle ne cessa, pendant toute la durée de l’attaque, de faire un tel bruit que les paysans se retirèrent, convaincus que le château, défendu militairement par un officier, renfermait encore plus de troupes que je ne l’avais avoué.

Jusqu’alors notre position quelque dangereuse qu’elle fût, avait été du moins tenable, mais elle se compliqua bientôt pour nous d’une affreuse façon : nous arrivâmes à ne plus posséder ni poudre, ni vivres ! Essayer d’entamer une capitulation, c’eût été folie : nous savions bien que nous n’avions à attendre ni grâce ni merci : nous défendre n’était plus possible ! Que faire ! nous nous réunîmes en conseil.

Chacun ouvrit, ainsi que cela a presque toujours lieu en pareille circonstance, un avis différent, et une fois cet avis donné, on ne voulut plus en démordre.

Les deux gardes-chasses et le cavalier du régiment de monsieur le comte se trouvèrent seuls d’accord : ils proposaient de mettre le sabre à la main et de se frayer un passage à travers l’ennemi.

J’eus beau leur représenter combien cette pensée de traverser une foule de quatre mille hommes était folle et impraticable, je n’obtins d’eux que la même réponse :

— Puisque de toute façon nous devons succomber et être ou brûlés ou pendus, ne vaut-il pas mieux tomber les armes à la main, et en nous vengeant, que de danser suspendus au bout d’une corde, ou de rôtir dans une fournaise ?

— Mes amis ! m’écriai-je après avoir réfléchi un moment, Dieu, si je ne me trompe, vient de m’envoyer une inspiration qui doit nous sauver tous ! Habillez-vous en paysans, coupez votre barbe, remplacez vos bottes et vos souliers par des sabots, enfermez tout l’or et tout l’argent que vous possédez dans une ceinture, que vous vous passerez autour du corps, et tenez-vous prêts à exécuter mes ordres.

Je prononçai ces paroles avec un tel ton d’autorité, et comme un homme tellement sûr de ce qu’il avance, que tous m’obéirent avec empressement.

Seulement la vieille femme de charge s’approcha de moi, et d’un ton piteux :

— Que voulez-vous que je devienne, Gérard ! me demanda-t-elle.