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mettre ces goujats à la raison ! En attendant mon retour, je te confie la défense de mon château, et je t’investis de pouvoirs discrétionnaires.

Mes piqueurs, mes gardes-chasse, tous mes gens, jusqu’à mon majordome, seront sous ta dépendance : si l’on attaque Grandbœuf, je connais ton courage et ton énergie, les excellents principes de stratégie que tu possèdes, et je ne doute pas un instant que tu ne sortes triomphant de cette entreprise. Inutile d’ajouter, qu’à mon retour, je saurai te récompenser dignement de ton courage et de ton zèle ; je parlerai de toi aux princes, pendant notre exil momentané, et je m’arrangerai en sorte de l’obtenir, après notre triomphe, une épaulette de porte-étendard, peut-être même une épaulette de sous-lieutenant breveté. Tu vois que ton avenir se trouve à présent dans tes mains et dépend de ton zèle.

Jamais M. le comte ne m’avait parlé avec une telle familiarité ; aussi, tout ému, lui jurai-je sur mon honneur de militaire que je saurais me montrer digne de la confiance qu’il voulait bien avoir en moi.

La suite de ce récit vous montrera jusqu’à quel point j’ai tenu ce serment.

À peine M. le comte était-il parti depuis un mois, que j’appris que sur plusieurs points de la France on avait attaqué, pillé, puis brûlé divers châteaux.

Je m’empressai aussitôt d’acheter une grande provision d’armes et de mettre Grandbœuf en état de défense. Mais la ne s’arrêtèrent pas mes mesures de précaution :

Je me rendis chez tous les vassaux les plus malheureux du domaine, je leur parlai avec bonté ; je m’informai au nom de M. le comte, — comme s’il m’avait chargé de cette mission, — de leurs embarras, de leurs besoins ; puis, après avoir écouté avec un air de vif intérêt le récit de leurs infortunes, je vins généreusement à leurs secours.

Cette démarche eut d’abord un grand succès ; les vassaux reconnaissants me promirent de ne pas se mêler au mouvement révolutionnaire qui agitait la France, et de rester fidèles à leur seigneur.

Quelques jours se passèrent sans amener aucun incident, et déjà je commençais à espérer, lorsque j’appris le pillage et l’incendie d’un château voisin.

Le soir même, les principaux vassaux du domaine de Grandbœuf vinrent-me trouver, et l’un d’eux, délégué par ses camarades, me tint le discours suivant :


— Monsieur le gérant, reconnaissants des bontés que notre seigneur a eues pour nous, nous sommes décidés à respecter son château. Nous nous sommes donc arrangés avec nos amis du district voisin, pour qu’ils nous laissent attaquer et détruire le château de leur seigneur, tandis qu’eux démoliront et incendieront celui de Grandbœuf ! De cette façon, nous n’aurons pas l’ennui et le désagrément d’en venir aux mains avec vous ! À présent que vous voilà averti, — et cette démarche de notre part vous prouve jusqu’à quel point nous sommes reconnaissants, — prenez vos précautions en conséquence.


Ce discours, vous comprendrez cela sans peine, m’avait atterré ; toutefois, j’eus assez de présence d’esprit pour ne rien laisser percer de mon émotion.

— Mes amis, leur dis-je, je trouvé en effet votre manière d’agir fort ingénieuse ; toutefois, je ne vous cacherai pas que j’aime tout autant vous avoir pour adversaire que vos voisins. Ne soyez donc pas gênés par le sentiment de la reconnaissance. Venez quand bon vous semblera : je me charge de vous recevoir.

— Si ça vous est égal, monsieur Gérard, que nous attaquions le château de votre seigneur, nous profiterons de Votre permission, me répondit l’orateur de la troupe, cela nous sera bien plus commode et moins coûteux que si nous étions obligés de nous transporter à trois lieues d’ici ! C’est un grand dérangement de moins pour nous !

— Eh bien, voilà qui est convenu, mes reconnaissants amis, leur dis-je ; à présent pouvez-vous me préciser à peu près l’époque à laquelle j’aurai l’honneur de recevoir votre visite.

— Oh ! nous ne sommes pas prêts encore, monsieur Gérard : nous manquons d’armes et de munitions.

— Grâce à la bonne volonté qui vous anime, c’est là un détail qui ne vous arrêtera pas longtemps. Au reste, prenez vos aises : de mon côté je prendrai mes précautions.

Le lendemain du jour où j’avais reçu cette singulière députation, arriva pendant la nuit, au château, un des cavaliers du régiment du comte.

Comme personne n’avait vu cet homme pénétrer dans le château, je profitai avec empressement de cette circonstance pour faire répandre le bruit qu’un détachement de trente cavaliers, commandés par un officier et envoyés par le lieutenant-colonel du régiment, venait d’arriver à Grandbœuf.

Pour donner plus de vraisemblance à ce bruit, je fis acheter quelques centaines de rations de foin et d’avoine, puis j’ordonnai au cavalier, chaque fois qu’il apercevrait des paysans dans les environs, de se montrer, soit au haut des tours, soit aux portes, en un mot, de se multiplier le plus possible.

Cet ordre, exécuté par le soldat avec autant d’intelligence que de bonheur, ne laissa aucun doute aux paysans sur la présence d’un renfort au château : seulement cette persuasion, au lieu de les décourager, n’eut d’autre résultat que de leur faire doubler leurs moyens d’attaque.

La garnison que je commandais se composait en tout de quartorze hommes : deux gardes-chasse, deux gardes des bois, un garde-pêche, trois piqueurs, un cuisinier, un palefrenier, l’ancien intendant, le cavalier du régiment du comte et moi.

Quant aux armes, nous étions loin d’en manquer ; notre arsenal contenait une soixantaine de fusils à deux coups, plus une petite pièce d’artillerie portant une livre de balles, et sur l’emploi de laquelle nous comptions beaucoup.

Une après-midi, nous allions nous mettre à table, lorsqu’un piqueur, placé en sentinelle au haut de la tour, vint nous avertir que les paysans marchaient sur le château.

Je m’empressai d’aller vérifier si ce rapport était vrai, et jugez quelle dut être ma surprise, lorsque j’aperçus une foule composée d’au moins quatre mille hommes, armés de piques, de faux et de mousquets, qui s’avançait, en hurlant, vers nous !

Vous concevrez sans peine l’émotion que nous éprouvâmes en présence d’un tel déploiement de forces.

Cependant, je dois rendre celle justice à ma garnison, de proclamer qu’elle ne songea pas un instant à mettre bas les armes.

Comme nous étions depuis longtemps préparés à soutenir un siége, nous n’eûmes qu’à nous rendre à nos postes.

Les fenêtres matelassées, les portes barricadées, les armes chargées, il ne nous restait qu’à attendre l’ennemi. Il arriva bientôt.

Ne voulant négliger aucun moyen, je me présentai à la grille de la cour d’honneur pour parlementer ; les vassaux m’entourèrent aussitôt.

— Mes amis, leur dis-je, quelle est votre intention en attaquant le château ? De vous emparer des richesses qu’il renferme, n’est-ce pas ? Or, je dois vous avertir, car je serais réellement fâché de vous voir perdre votre temps sans aucun profit, que nous sommes décidés si, ce qui n’est nullement probable, la chance des combats tourne contre nous, à nous faire sauter ! Dix barils de poudre entassés dans nos caves nous permettent d’accomplir aisément ce projet. Voyez ce que vous avez à faire !

La façon dont je prononçai ces paroles causa une impression assez vive à ceux qui les entendirent, et leur donna à réfléchir ; malheureusement, ma menace n’ayant pu parvenir jusqu’aux extrémités de la foule, les derniers rangs poussèrent les premiers, et la colonne s’ébranla.

Je voulus alors m’éloigner pour regagner mon poste, mais les paysans me retinrenL.

Nous sommes bien fâchés de vous causer du désagrément, citoyen Gérard, me dit un des chefs, car réellement vous n’êtes pas un méchant garçon ; mais il faut que vous ayez à présent la bonté de vous laisser fusiller ! Vous comprenez