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mandant du bataillon ordonna aux tambours de battre, et leurs roulements couvrirent aussitôt la voix du condamné.

Je renonce à peindre la profonde douleur que me causa la perte de cette dernière espérance à laquelle je m’étais cramponné de toutes les forces de mon cœur. Je suis intimement persuadé que je souffrais mille fois davantage en ce moment que sœur Agathe.

Notre commandant, stimulé par l’ordre qu’il venait de recevoir, et par la responsabilité qui pesait sur lui, nous fit prendre le pas accéléré.

Les deux chevaux qui traînaient le tombereau se mirent au trot, et le cortége funèbre, quitte à causer quelque accident dans la foule immense qu’il traversait, n’abandonna plus cette allure jusqu’à ce qu’il eût atteint la Grande-Place, endroit désigné pour l’exécution.

La foule prodigieuse qui attendait sur la place l’arrivée des condamnés poussa de tels cris lorsqu’ils parurent, que sœur Agathe, troublée dans son extase, jeta autour d’elle un long et curieux regard. Le premier objet qui frappa sa vue, fut la charpente rouge de l’échafaud, qui se détachait d’une façon sinistre au milieu de l’espace.

Le soleil donnait en plein sur le couperet, qu’il faisait étinceler de mille feux.

À cette vue, Lavaux, dont la fureur avait fait place, depuis quelques instants, à un état de prostration complète, se mit à sangloter.

Quant à sœur Agathe, elle pâlit affreusement, et un tressaillement nerveux agita ses membres.

— Courage, mon enfant, lui dit le prêtre qui l’assistait, ce fer qui vous effraie tant va frapper, en tombant, à la porte du ciel !

Ces paroles suffirent pour rendre à la victime toute sa sérénité.

— Si j’ai été effrayée, mon père, lui répondit-elle doucement, c’est que je n’avais pas encore songé à l’échafaud ! J’ai été surprise !…

Deux minutes plus tard, notre détachement entourait la guillotine devant l’escalier de laquelle le tombereau s’arrêtait.

— Mon frère, dit sœur Agathe en s’adressant à l’avocat marseillais dont les yeux hagards dénotaient qu’il était presque en proie à la folie, nous allons vous et moi comparaître devant Dieu !

— Il n’y a point de Dieu ! s’écria Lavaux, car s’il existait il ne me laisserait pas égorger ainsi…

À cet horrible blasphème la jeune fille pâlit, mais sans rien perdre de sa sérénité et de sa douceur :

— Croyez-vous donc, mon frère, répondit-elle, que si Dieu ne me donnait pas, pour me récompenser de ma confiance en lui, un peu de cette force qui manque à mon sexe et à mon âge, je serais aussi tranquille devant la mort !…

Sœur Agathe allait poursuivre, lorsque le bourreau, aidé de ses valets, s’empara d’elle et la poussa devant lui vers l’escalier de l’échafaud ; la jeune fille en franchit les degrés d’un pas égal et assuré.

Arrivée sur la plate-forme de la guillotine, sœur Agathe s’agenouilla, mais le bourreau la releva brusquement et fit signe à ses aides de s’en emparer.

Aussitôt ces grossiers pourvoyeurs de la mort se ruèrent sur la jeune fille, et broyant ses membres faibles et délicats sous leurs mains brutales, la couchèrent sur la fatale planche à bascule !

— Vive sœur Agathe ! s’écria en ce moment une voix retentissante qui s’éleva du milieu du silence. Dans cette voix je reconnus celle d’Anselme.

En voyant la pauvre victime renversée par les aides du bourreau, j’avais fermé les veux. Jamais, Dieu dût-il prolonger mon existence au-delà des limites de la vie humaine, je n’oublierai l’impression sans nom que j’éprouvai en entendant la chute du couperet !

Anéanti par la douleur, j’essayais de me persuader que j’étais le jouet de quelque songe affreux, lorsqu’un grand bruit qui retentit près de moi et fut suivi d’un violent remous de la foule, me rappela à la vie réelle.

— Ah ! le gredin ! s’écria près de moi un sans-culotte de la plus pure espèce, du moins à en juger par son costume, ah ! le gredin qui se révolte et ne veut pas se faire guillotiner !…

— Qu’y at-il donc ? demandai-je au porteur de la carmagnole ?

— N’as-tu donc pas d’yeux, citoyen ? me répondit-il, et n’as-tu pas vu ce qui vient de se passer ?

— Non… J’étais distrait… dis-je avec embarras.

— Eh bien, regarde, il en est encore temps. C’est ce gredin de fédéraliste qui a brisé les cordes qui l’attachaient, a pris le bourreau à la gorge, l’a jeté du haut de la guillotine en bas, puis sautant après lui, a ensuite essayé de se sauver lui-même !

Je levai alors les yeux pour la première fois, depuis l’exécution de sœur Agathe, sur la guillotine ! Horreur, elle dégouttait de sang !

Le spectacle qui se passait alors était bien la chose la plus hideuse et la plus saisissante que l’on puisse imaginer.

Lavaux, l’écume à la bouche, se démenait en poussant des cris rauques et inarticulés, au milieu des valets de bourreau ; les égratignant, les mordant, les frappant avec une fureur surhumaine, il les tenait en respect.

Enfin les combattants, fatigués par une telle résistance, durent appeler quelques soldats de notre détachement à leur secours. Je rougis de faire cet aveu, mais la vérité m’oblige de dire que plusieurs de mes camarades se rendirent à cet appel.

Bientôt le forcené Lavaux fut couché sur la planche. Quelques secondes plus tard il n’était plus ! La foule cria : Vive la Montagne ! À mort les traîtres !

J’espérais que ce drame sanglant était terminé, mais je me trompais : je devais encore être témoin d’un horrible détail.

Lorsque les cris de la foule se furent un peu calmés, le bourreau saisit les deux têtes des suppliciés et les lança au milieu de la place…

Les cris de : Vive la Montagne ! reprirent alors de plus fort. Jamais je n’avais encore éprouvé aucune souffrance qui eût approché de celle que je ressentais en ce moment.

On me raconta plus tard, car j’étais alors dans un tel état de stupeur que je ne remarquais ni n’entendais rien de ce qui se passait ; on me raconta que lorsque la tête mutilée de là malheureuse sœur Agathe rebondit sur le sol, une vieille femme s’en empara, la baisa au front et s’écria d’une voix assurée :

« — Jamais plus sainte relique n’aura franchi le seuil d’une église ! » Et que personne ne releva ce joie qui eût pu entraîner, pour celle qui l’avait prononcé, la peine de mort !

Quant à la tête de l’avocat Lavaux, saisie par une bande de ces hideux gamins qui ne voient dans la guillotine qu’un passe-temps agréable, et se glissent à chaque exécution jusqu’aux pieds de l’échafaud, pour mieux jouir de ce délicieux spectacle, elle servit de jouet à la populace.

Le tambour battait, et nous allions retourner au quartier, quand je vis les rangs se débander et nos hommes se réunir en foule auprès d’un grenadier qui venait de perdre connaissance et de tomber par terre. Je m’approchai et je reconnus dans l’homme évanoui mon ami Anselme : tout le monde attribuait cet accident à la chaleur. Le monde ne connaissait pas le cœur d’Anselme.


VII

Pendant les quatre à cinq jours qui suivirent l’exécution de sœur Agathe et de Lavaux, je restai plongé dans une morne tristesse. Cet horrible spectacle avait produit une impression terrible sur mon esprit, et je ne pouvais goûter un moment de repos. Le temps que je ne devais pas consacrer à remplir mes fonctions d’adjudant, je le passai enfermé dans ma chambre ; je ne voyais plus Verdier que rarement.

— Mon cher ami, me dit-il un matin, en entrant dans ma chambre, je conçois que votre esprit ait été fortement im-