Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 2, 1866.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec impatience que ses ennemis osassent se rapprocher de lui.

C’était là un tableau hideux que je n’oublierai jamais !

Quant à sœur Agathe, retombée dans ses pensées, un céleste sourire errait sur ses lèvres ; elle n’avait rien vu, rien entendu de la scène brutale et sanglante qui venait de se passer.

Le bourreau lui-même, quelque habitué qu’il fût au courage passif des victimes qu’emportait chaque jour son funèbre tombereau, — car si, à notre époque, personne n’ose se défendre, tout le monde à peu près sait mourir, — le bourreau, dis-je, ne put s’empêcher de remarquer le saisissant contraste que présentait la tenue si différente des deux condamnés.

— N’as-tu pas honte, lâche ! dit-il en s’adressant à Lavaux, de montrer tant de faiblesse devant la sublime indifférence de cette enfant ?… Tu cries, tu te démènes, tu mords et tu égratignes pour rien… il faudra bien que ta tête tombe ! Prends donc plutôt exemple sur cette ex-religieuse, qui montre une telle tranquillité qu’on croirait vraiment qu’elle est habituée à être guillotinée !

L’exécuteur en chef des hautes-œuvres, charmé de cette fine et délicate plaisanterie, et pensant qu’un tel trait d’esprit avait dû faire rentrer le patient en lui-même, voulut s’en approcher, mais Lavaux se mit à pousser de tels cris et grinça des dents avec une telle fureur, qu’il dut se reculer.

— Allons ! il est temps que cette comédie cesse, dit-il en s’adressant à ses aides, jetez-moi une couverture sur la tête de cet enragé, empaquetez-le de façon qu’il ne puisse mordre et partons !…

Cet ordre fut exécuté aussitôt, et deux minutes plus tard, Lavaux et Agathe montaient dans le tombereau qui les attendait à la porte de la prison pour les conduire à l’échafaud.

Par un de ces caprices si communs au hasard, il faisait ce jour-là un temps magnifique : un éclatant et gai soleil de printemps inondait les rues de la ville ; pas un nuage ne tachait l’azur du ciel.

Soit que l’éclat de ces flots de lumière eût ébloui Lavaux, soit que l’aspect saisissant de la foule immense qui attendait l’arrivée des condamnés l’eût vivement impressionné, toujours est-il que dès qu’il eut mis les pieds dans le fatal tombereau, il cessa de pousser des cris et d’opposer de la résistance.

Lavaux, ayant refusé d’entendre les exhortations du prêtre, était assis entre deux gendarmes ; derrière lui, placée à côté du ministre de Dieu, se tenait Agathe, enfin un autre gendarme et deux bourreaux complétaient le chargement de la charrette.

Malgré le danger qu’il y avait alors à montrer de l’intérêt aux gens condamnés par le tribunal criminel, la foule, à la vue de la jeune fille, fit entendre un murmure d’admiration et de pitié.

Il et vrai que quelques voix ne tardèrent pas à crier : « Vive la Montagne ! À bas le fédéraliste ! À la guillotine Lavaux ! » Mais à la façon timide et irrégulière dont ces cris se produisirent, je compris qu’ils étaient bien plus un tribut payé à la peur qu’arrachés par la haine !

Jamais, de mémoire d’homme, l’on n’avait vu réunie à Grasse une foule aussi considérable que celle qui inondait alors les rues de la ville : aussi le tombereau, arrêté à chaque instant dans sa marche, n’avançait-il qu’avec une extrême lenteur.

La tête penchée sur ma poitrine, et absorbé dans ma douleur, je suivais machinalement ma compagnie, qui escortait le fatal tombereau, lorsque je me sentis frappé doucement sur l’épaule ; en me retournant j’aperçus Verdier.

La vue de mon hôte me causa une des plus profondes émotions que j’aie jamais ressenties de ma vie ; je crus qu’il venait m’annoncer la grâce de sœur Agathe.

— Tout espoir n’est-il donc pas perdu ? lui dis-je en serrant avec force une de ses mains dans les miennes.

— Je ne sais que vous répondre ! Il y a une heure encore que l’on croyait pouvoir sauver Agathe…

— Et à présent il est trop tard ?

— Mon Dieu, je l’ignore ! Je n’ose me livrer à une espérance qui, si elle ne se réalisait pas, ne ferait qu’augmenter mon désespoir ; toutefois je ne puis, malgré moi, me résoudre à accepter comme un fait accompli la mort de cette victime !

— Mais enfin, au nom du ciel ! expliquez-vous plus clairement, sur qui comptez-vous ? Comment réintégrer maintenant dans la prison, qu’elle vient de quitter, cette malheureuse enfant ?

— Je compte sur une dernière et suprême démarche que l’on a dû tenter tout à l’heure ; quant à réintégrer Agathe dans la maison de détention, rien de plus facile. Agathe a des révélations à faire, ou bien le tribunal de justice à besoin de l’interroger au sujet d’autres prévenus et on sursoit à son exécution, De pareils faits se voient journellement.

— Ah ! mon cher Verdier, si une pareille chose pouvait arriver !… Ce tombereau, quoique sa marche soit ralentie par l’obstacle que lui présente la foule, avance cependant avec une effrayante rapidité, eu égard à la faible distance qui le sépare encore à peine de l’échafaud !…

— Qui sait ! Mais tenez, voici un gendarme dont le cheval lancé à fond de train fend les flots de la multitude et se dirige de notre côté. Peut-être bien cet homme apporte-t-il l’ordre de surseoir à l’exécution d’Agathe…

L’idée que venait d’émettre Verdier parut se propager dans la foule avec une rapidité électrique : de tous les côtés le mot de : Grâce ! retentit, et chacun s’empressa de se reculer pour faire place au gendarme qui, stimulant de l’éperon sa monture, arrivait au galop.

Cet incident était d’une trop grande importance pour lui, pour que Lavaux, quelqu’abattu qu’il fût, ne le remarquât pas.

À la vive rougeur qui couvrit ses joues, an geste énergique par lequel il se pencha du côté par où venait le gendarme, je compris que l’espérance n’était pas encore morte chez lui.

— Vive la Montagne ! s’écria-t-il bientôt d’une voix déchirante. Citoyens, je suis innocent ; on m’a confondu avec un autre. À bas les fédéralistes ! Vive Robespierre !…

Quant à sœur Agathe, à qui son confesseur montra du doigt, tout en lui parlant avec vivacité et à voix basse, le militaire dont l’arrivée causait une si vive émotion à la foule et donnait lieu à tant de commentaires, elle ne changea ni de contenance ni de visage.

À peine ses yeux élevés vers le ciel s’abaissèrent-ils dans la direction que lui désignait le doigt du prêtre ; l’ineffable et angélique sourire qui errait sur ses lèvres, depuis qu’elle était montée dans le tombereau, ne s’altéra pas ; il était facile de comprendre que celle jeune martyre s’était placée, par la ferveur de sa croyance, en dehors de tous les sentiments, de toutes les espérances qui ont prise sur l’humanité, et que la mort, loin d’effrayer son courage, souriait, au contraire à son imagination exaltée par la perspective de la vie immortelle qu’elle entrevoyait au-delà de l’échafaud.

— Que la volonté de Dieu soit faite, mon père, dit-elle d’une voix douce au prêtre. Je suis prête à vivre ou à mourir !…

À peine Agathe Lautier achevait-elle de prononcer ces paroles, lorsque le gendarme, dont l’arrivée causait une telle émotion et éveillait tant d’espérances, mit pied à terre devant le commandant de notre bataillon.

— Commandant, lui dit-il d’une voix qui s’entendit au loin, car il s’était fait dans la foule un silence morne et solennel, le comité de surveillance révolutionnaire, averti qu’une démonstration hostile à la République doit avoir lieu, vous ordonne de faire presser l’exécution des deux condamnés !…

En entendant cet ordre qui parvint jusqu’à lui, l’avocat Lavaux entra dans une fureur épouvantable : Oui, à bas la République ! s’écria-t-il, à bas la Montagne ! vive le roi ! royalistes, courage ! je suis des vôtres | sauvez-moi !…

En présence d’une pareille exaltation qui pouvait, en se communiquant à la foule, devenir dangereuse, le com-