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monde a, à peu près, le droit de condamner, mais que personne ne possède celui de faire grâce ! Non, ce que cherchent ceux qui protègent la pauvre jeune fille, n’est pas de faire révoquer la sentence qui la voue à la mort, mais seulement d’éloigner l’exécution de cette sentence. Qui a terme a vie, dit le proverbe. Qu’Agathe reste provisoirement en prison ; c’est tout ce que nous demandons !

— Et, dites-moi, Verdier, en supposant que vos démarches ne réussissent pas, quand aurait lieu l’exécution d’Agathe ?

— Je l’ignore au juste : probablement demain !

Je passai toute la nuit en proie à une insomnie cruelle, et le lendemain matin j’étais levé avec les premiers rayons du jour.

Un des commis de mon hôte, que j’interrogeai, m’apprit que son patron était déjà sorti.

Cette diligence de Verdier, en me montrant que le brave et excellent parfumeur n’abandonnait pas son projet, apporta un peu de calme dans mes idées et réveilla mon courage abattu.

Neuf heures venaient de sonner, et j’allais m’asseoir devant mon déjeuner lorsque Verdier entra.

— Eh bien ! mon ami ? lui demandai-je avec une profonde émotion.

À cette laconique question, qui signifiait tant de choses, mon hôte tourna lentement la tête d’une façon négative et garda le silence.

— Vous avez échoué ! continuai-je en tâchant de deviner, par l’inspection de la physionomie de mon hôte, quel avait été le résultat de ses démarches.

— Hélas ! oui, nous avons échoué ! me répondit-il enfin. Dieu ne veut pas laisser plus longtemps cet ange sur la terre !

À ces paroles, je sentis mon cœur se serrer.

— Et quand doit avoir lieu l’exécution ? repris-je.

— Aujourd’hui même ! Voulez-vous donc y assister ?

— Moi ! m’écriai-je avec horreur. J’aimerais mieux me trouver devant une redoute ennemie défendue par des canons chargés à mitraille, que devant l’échafaud où tombera la tête de cette martyre ?

J’achevais à peine de prononcer ces paroles, quand un des sergents-majors de ma compagnie se présenta devant moi.

— Adjudant, me dit-il, je viens vous avertir que le bataillon a été requis, par le tribunal criminel, de prendre les armes et de prêter main-forte à l’exécution des deux jugements à mort qu’il a rendus hier, et qui doivent s’accomplir aujourd’hui. On partira du quartier à une heure.

Je n’essaierai pas de peindre au lecteur le violent chagrin, presque le désespoir que me causa cet ordre : j’étais militaire, je dus obéir.

À une heure précise, le tambour battit, et le bataillon divisé en deux détachements sortit du quartier : le premier détachement avait pour mission de se rendre sur la place où devait avoir lieu l’exécution ; le second était chargé d’escorter les condamnés ; je faisais partie de ce dernier.

Arrivés devant la porte de la prison, la troupe se forma en double haie, et attendit la sortie des patients.

Quant à moi, depuis que je me trouvais forcé d’assister à l’horrible drame qui allait se dénouer, un singulier changement s’était opéré dans mon esprit : semblable aux poltrons qui, une fois contraints d’aller au feu, se grisent à l’odeur de la poudre et aux éclats du canon, et deviennent des combattants furieux et inexorables, j’avais soif d’assister aux moindres détails de cette scène sanglante, dont la pensée seule, quelques instants auparavant, glaçait mon sang dans mes veines !

Un employé des prisons, que j’avisai, et auquel j’offris deux écus en argent, s’il réussissait à me faire parvenir jusqu’aux condamnés, accepta avec empressement cette bonne aubaine, et me dit de le suivre.

Comme j’étais hors rang, et qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’on réclamât la présence d’un adjudant dans la prison, j’entrai, à la suite de mon guide, sans que personne ne songeât à s’occuper de moi.

Après avoir traversé un sombre corridor, coupé par plusieurs portes, j’arrivai enfin dans la pièce où se tenaient les condamnés.

Rien de saisissant et de lugubre comme le spectacle qui s’offrit à mes yeux.

L’avocat Lavaux, solidement attaché sur un grossier et massif fauteuil de bois de chêne, était d’une pâleur livide, quoique ses yeux brillassent d’un éclat fébrile et que sa parole forte et saccadée ne cessât de se faire entendre.

Parfois insultant ses bourreaux, puis un moment après, en appelant à leur pitié, on devinait facilement que cet homme ne savait pas mourir.

À quelques pas de Lavaux, assise sur une chaise et entourée des valets du bourreau, était Agathe Lautier.

Lorsque j’entrai, ces employés subalternes de la guillotine s’occupaient de préparer la jeune martyre à la mort.

L’un d’eux, armé d’une paire de grands ciseaux dont le fer ébréché par un trop fréquent usage, déchirait plutôt qu’il ne coupait, arrachait les magnifiques cheveux de la religieuse : un autre, enfin, lui liait les mains avec une corde dont la couleur, d’un rouge brun foncé, prouvait qu’elle avait été plus d’une fois déjà teinte de sang : quant à l’exécuteur des hautes-œuvres, vieillard au corps maigre, osseux et décharné, il suivait d’un œil distrait, et avec la plus grande indifférence, le travail de ses valets, tout en fumant dans une petite pipe en terre noircie, un tabac à l’odeur horriblement désagréable.

Quelques gendarmes, deux ou trois femmes d’employés complétaient, avec moi, le reste des spectateurs qui se trouvaient dans cette antichambre de la guillotine.

Jamais je n’oublierai la sublime expression de résignation et de douceur que reflétait le céleste visage de la jeune sœur.

À son air radieux, je compris que sa pensée, planant déjà au-dessus de la terre, s’était élevée vers le ciel ; Agathe Lautier, j’en suis persuadé, avait perdu en ce moment la conscience de la réalité : elle ne songeait plus à la guillotine.

À un moment cependant je la vis pâlir et son visage trahit l’expression d’une vive douleur physique : en effet, le valet du bourreau, chargé de lier ses bras si délicats, s’était acquitté de cette lâche avec une telle brutalité, que le sang avait afflué vers les extrémités des mains effilées d’Agathe comme s’il allait en jaillir.

— Prenez donc garde, misérable ! dis-je au valet en ne pouvant contenir mon indignation.

— Bah ! me répondit-il en me regardant de travers, faut-il pas tant se gêner pour faire de la bonne ouvrage… c’est pour durer si peu de temps !

Toutefois l’indigne et ignoble valet relâcha un peu les cordes dont il venait d’envelopper sa victime.

— Je vous remercie, monsieur, me dit alors Agathe d’une voix douce, et dont le timbre retentit encore douloureusement à mes oreilles tandis que je trace ces lignes, je vous remercie, monsieur, de votre humanité, mais qu’importe que ces liens entament mes membres et arrivent jusqu’à mes os !… quelque serrés qu’ils soient, ils n’empêcheront pas mon âme de prendre son essor vers notre divin maître.

En ce moment, le valet occupé à faucher, ou, pour être plus exact, à arracher la chevelure de sœur Agathe, fit tomber, par une secousse brusque et involontaire, le fichu de mousseline qui recouvrait les épaules et le col de la victime.

L’homme se baissait pour le ramasser lorsque sœur Agathe, avec une vivacité et une indignation rendues plus saisissantes encore par le contraste qu’elles présentaient avec sa douceur habituelle, se leva vivement de dessus sa chaise et se rejetant en arrière :

— Monsieur, lui dit-elle, les joues couvertes d’une pudique rougeur, ma tête vous appartient, mais j’ai droit à tous vos respects !… ne me touchez pas !

Une des femmes présentes se précipita aussitôt sur le fichu et le remit sur les épaules de sœur Agathe en lui disant :

— Ah ! citoyenne, il n’y a pas de meilleure patriote que moi, eh bien, en vous voyant condamner, j’ai maudit pour la première fois la République…