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les apparences sont contre moi en ce moment, ma conduite est irréprochable et que je suis tout aussi innocent que l’enfant qui vient de naître, de l’infâme et odieux crime de fédéralisme dont on m’accuse.

— On t’écoute ; parle, dit le président.

Le prétendu paysan ou, si l’on aime mieux, l’avocat Lavaux, après avoir réfléchi pendant quelques secondes, se leva de dessus le banc où il était assis, puis d’une voix sonore :

— Citoyens ! s’écria-t-il en s’adressant aux juges, je suis heureux du hasard ou, pour être plus être exact, du quiproquo qui me conduit ici, car je lui devrai de pouvoir librement exprimer les sentiments qui m’oppressent… Citoyens ! il n’y a dans le monde qu’une chose de vraie, la République ! qu’une République possible, celle que nous avons le bonheur de posséder aujourd’hui ! La Montagne, citoyens, cette sublime agglomération d’hommes dévoués, probes, incorruptibles, généreux, doit régénérer l’univers !

Son intelligence et l’exemple de ses vertus moralisent les peuples que son génie féconde.

Je ne vous cacherai cependant pas, citoyens, que, tout en reconnaissant et tout en admirant les sublimes qualités que possède la Montagne, j’ai un reproche à lui adresser, car, ennemi de la flatterie et du mensonge, l’amour de la vérité l’emporte en moi sur toute considération humaine.

Oui, citoyens, il est à regretter que la Montagne, écoutant trop souvent sa sensibilité, se laisse émouvoir par la vue des pleurs que font couler les arrêts de la justice, car les larmes des traîtres fécondent le sol de la liberté.

Il est à regretter que, se laissant-aller aux-nobles élans personnels de son cœur, elle laisse se rouiller le couperet de la guillotine !

Elle ne doit voir que le bonheur de la patrie !

Il y a encore en ce moment en France plus de deux cent mille fédéralistes et tout autant d’aristocrates !

Pourquoi donc se contenter de faucher quelques gerbes quand la moisson à récolter est si abondante ?

Ce que je demande, citoyens, c’est que l’échafaud fonctionne de nuit et de jour, que les bourreaux se relayent d’heure en heure, qu’une tête tombe à chaque seconde !…

— Accusé Lavaux, dit alors le président en interrompant l’avocat, nous nous associons entièrement au désir et aux sentiments que tu viens d’exprimer ; mais je dois te rappeler que tu ne te trouves pas en ce moment devant un club, mais bien devant un tribunal ; qu’il ne s’agit pas pour toi de proposer des motions, mais bien de te défendre. Dix témoins prétendent, sur la foi du serment, que tu es le même Lavaux compromis dans le complot fédéraliste de Marseille et mis hors la loi. Voilà le point sur lequel tu dois seulement t’expliquer.

— Moi, un fédéraliste ! s’écria Lavaux avec une profonde indignation. Calomnie et mensonge ! Accuse-moi, citoyen, d’être un voleur, un assassin, et je me défendrai avec calme ; mais prétendre que je suis un fédéraliste ! Ah ! à cette seule idée que l’on peut me confondre avec ces monstres dénaturés, avec ces liberticides, mon indignation ne connaît plus de bornes ; la fureur me suffoque, et il me devient impossible de conserver mon sang-froid ! Mais sais-tu bien, président, que pas un de ces criminels exécrables n’a été mis à mort sans que je ne me sois trouvé aux pieds de l’échafaud Pour pouvoir jouir des angoisses de ses derniers moments ; sais-tu bien qué j’ai dénoncé et fait incarcérer plus de cinquante fédéralistes, que j’ai aidé à en massacrer plus de dix ! Moi, fédéraliste ! allons donc ! c’est une dérision que de prétendre une monstruosité semblable !

— Cependant, c’est bien toi qui es Lavaux, l’avocat de Marseille. Les déposilions des témoins ne laissent aucun doute possible à cet égard !

— Ah ! permettez… je comprends tout, à présent, répondit vivement l’accusé en jouant la joie et la surprise. Oui je suis avocat ; je me nomme Lavaux, et j’habite Marseille ; mais il y a également dans cette ville un de mes confrères qui porte le même nom ; de là l’erreur qui m’a fait prendre pour un fédéraliste.

Le président, interpellant les témoins, leur demanda alors si ce que prétendait l’accusé, c’est-à-dire qu’il existait un autre avocat du nom de Lavaux, était vrai ; mais tous déclarèrent à l’unanimité et sans hésiter que non.

— Tu entends, accusé, reprit le président, les dépositions de ces citoyens sont précises. Au reste, si tu n’as rien à craindre de la justice, pourquoi ce déguisement, pourquoi avoir voulu nous tromper en essayant de nous persuader que tu ne comprenais pas le français ? pourquoi ? La réponse à cette question n’est pas difficile : parce que tu es aussi lâche que tu as été coupable !

L’avocat Lavaux voulut répondre, mais le président lui ordonna de se taire, et les gendarmes placés à ses cotés le forcèrent de se rasseoir.

Le commissaire du pouvoir exécutif déclara alors qu’eu égard à l’évidence des faits, il renonçait à prendre la parole, et le président se mit à recueillir les voix.

Une minute plus tard, ce magistrat prononçait la sentence qui condamnait l’accusé à la peine de mort et confisquait ses biens au profit de la République.

Voyant qu’aucune chance d’éviter le sort fatal qui l’attendait ne lui restait, l’avocat marseillais changea aussitôt de langage.

— Misérables ! s’écria-t-il en s’adressant à ses juges, que mon sang innocent retombe sur vos têtes coupables ! Oui, je suis fédéraliste ; oui, je hais et méprise la Montagne ; oui, depuis le 31 mai, la République s’est déshonorée en se vautrant dans la boue et dans le sang ; oui, vous êtes, vous, les représentants et les serviteurs de la Montagne, des lâches et des assassins !… Oui, votre mémoire sera vouée à l’exécration de la postérité !…

Pendant que l’accusé s’exprimait avec cette violence, les gendarmes essayaient de l’arracher à une barre de bois à laquelle il se tenait cramponné : ce ne fut qu’après de longs efforts qu’ils parvinrent à entraîner hors la salle l’avocat écumant de rage, et que des cris de : « À la guillotine, le fédéraliste ! » l’accompagnèrent jusqu’au seuil de la porte du tribunal.

— Quelle différence, me dit froidement Anselme, entre cette sainte jeune fille, si noblement résignée et si vertueuse qui monte sur l’échafaud, pour n’avoir pas voulu charger sa conscience d’un léger et insignifiant mensonge, et cet homme qui, pour retarder le prononcé de sa condamnation de quelques minutes, a accumulé fourberies sur fourberies, impostures sur impostures, renié ses convictions, outragé son parti, chanté les louanges de ses adversaires ! Ah ! je suis bien certain que la même différence qui a existé dans leur manière d’agir se présentera également dans leur façon de mourir !

Il était assez tard lorsque je rentrai chez mon hôte, que je trouvai plongé dans de profondes et tristes réflexions.

— Ne m’en veuillez pas si je vous ai quitté de suite après le jugement de la pauvre Agathe, me dit-il, l’intérêt de la sainte jeune fille l’exigeait !

— Quoi ! m’écriai-je, en sentant une joie folle me monter au cœur, avez-vous donc quelque espoir de la sauver ? Oh ! de grâce, parlez vite.

Cet espoir est bien faible, mais il existe, me répondit Verdier, Je connais beaucoup de monde ; j’ai rendu des services à pas mal de nos sans-culottes les plus populaires, et je possède une certaine influence occulte. Mais, hélas ! ces moyens d’action sont bien peu en comparaison des obstacles qu’il faudrait vaincre pour sauver Agathe Lautier ! N’importe, pour n’avoir rien à me reprocher, je ne suis mis tout de suite en campagne…

— Et, demandai-je vivement à mon hôte, en l’interrompant, entrevoyez-vous un moyen d’arracher cette victime à l’échafaud ?

— Si j’étais seul à m’occuper d’Agathe, je la considérerais comme perdue ; heureusement que beaucoup de personnes pensent à la sauver.

— Oh ! Dieu protégera vos efforts et les leurs ! sœur Agathe obtiendra sa grâce !

— Vous oubliez que, sous le régime de la terreur, tout le