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Au reste, au sentiment de sympathie évidente qu’elles causèrent, je vis qu’Anselme n’avait pas à craindre une dénonciation.

— Eh bien, reprit-il, tu ne dis rien. Mon projet te semble-t-il donc incomplet ? Crois-tu donc que je doive adjoindre quelques juges au commissaire du pouvoir exécutif ? Après tout la chose est faisable.

— Anselme, je t’en conjure, tais-toi ! lui répondis-je. N’oublie point que tu es avec moi, que je suis, jusqu’à un certain point, solidaire de tes actes et de tes paroles, et que je ne t’ai point donné mission de me compromettre…

— Au fait, c’est juste !’après tout, tu pourrais entrer de moitié dans mon projet ! Adieu, pauvre sainte ! adieu ! murmura Anselme en voyant les gendarmes entourer Agathe Lautier et l’emmener hors de l’audience.

— Veux-tu que nous accompagnions cette jeune victime jusqu’à sa prison ? demandai-je à Anselme, afin de le faire sortir, car je voyais la fureur le gagner de plus en plus, et je craignais qu’il ne se laissât entraîner à quelque violence dont les suites pouvaient être irréparables et les conséquences terribles !

— Tu as là une excellente idée ! me répondit-il, suis-moi !

Anselme prit alors son élan, et bousculant tout le monde sur son passage, il atteignit, sans plus tarder la porte, et sortit en courant.

Je le suivis.

Une foule immense, dont la pitié concentrée par la terreur se traduisait en un morne et lugubre silence, s’étendait depuis le tribunal jusqu’à la porte de la prison, Agathe Lautier, en traversant cette multitude, conserva la même assurance et la même modestie du maintien. Plusieurs femmes, se glissant à travers la haie de gendarmes qui entouraient la jeune religieuse, s’approchèrent d’elle pour toucher ses vêtements.

Une seule fois, pendant la durée de ce pénible trajet, une lueur fugitive d’émotion passa sur son visage, ce fut en apercevant une jeune fille qui pleurait à sanglots.

— Voulez-vous me permettre, citoyens, de dire quelques mots à cette jeune personne ? demanda Agathe en s’adressant aux gendarmes qui l’accompagnaient.

Ceux-ci hésitaient.

— Oui ! oui ! parlez-lui, s’écria Anselme d’une voix qui retentit ainsi qu’un éclat de tonnerre.

Aussitôt des milliers de voix répétèrent : — Oui, et les gendarmes, craignant que leur refus n’occasionnât une émeute, durent céder.

Agathe Lautier détacha sa croix d’or, et s’approchant de la jeune fille :

— Gardez cette croix, je vous en supplie, ma chère amie, lui dit-elle avec émotion, en souvenir de la pitié que vous m’avez montrée, Oh ! vous pouvez l’accepter sans rougir ! Celle qui l’a portée mourra avec son innocence !

— À bas l’hypocrite ! à bas les jongleries ! s’écria en ce moment tout près de nous une espèce d’hercule déguenillé, d’une voix qui sentait le vin.

— Ah ! voici donc enfin quelqu’un sur qui je puis passer ma mauvaise humeur ! me dit à voix basse Anselme, en accompagnant ces paroles d’un soupir retentissant comme celui d’un buffle. Attends un peu !

Avant qu’il me fût possible de le retenir, mon compagnon, s’adressant à l’athlète aux vêtements déguenillés :

— Holà ! citoyen, lui dit-il, pourquoi donc cries-tu ainsi : Vive le clergé ?

— Moi ! répéta avec un profond étonnement l’homme ainsi interpellé. Moi, j’ai crié : vive le clergé ? Tu es fou ou ivre, soldat ! laisse-moi tranquille et passe ton chemin.

— Tu emploies là de gros mots, l’ami, dit alors Anselme avec un grand sang-froid, des mots qui ne peuvent me convenir et qui sont capables de te valoir une sévère correction !

— C’est ce que je voudrais bien voir ! s’écria l’athlète en prenant une pose de lutteur.

— Vois donc ! dit laconiquement Anselme.

À peine ces deux mots étaient-ils prononcés, que mon camarade tomba à coups de poings avec une telle force sur son adversaire, que celui-ci, le visage ensanglanté et meurtri, roula aussitôt à terre.

Ce léger triomphe ne suffisait pas à la colère d’Anselme : saisissant l’homme déguenillé par un reste de culotte qui lui ceignait la taille, il le balança quelques secondes en l’air, puis, par un suprême effort, il le lança à dix pas de lui dans la foule, en s’écriant :

« — Qui veut d’un traître à la patrie ? »


VI

Fidèle à mes habitudes de prudence, je m’empressai, profitant de la confusion que produisit cet événement, d’entraîner Anselme loin du théâtre de son exploit.

— Vraiment, mon cher ami, lui dis-je, tu devrais bien te déshabituer d’assommer ainsi le monde.

— J’avoue, en effet, me répondit-il, que je deviens, avec mes exécutions, un peu monotone ! Que veux-tu, j’ai plus de nerfs que d’imagination, et quand l’indignation m’anime, je ne trouve rien de commode comme d’assommer mon adversaire.

— Où allons-nous, à présent, Anselme ?

— Retournons au tribunal ; je ne serais pas fâché de voir si l’injustice de ces tigres est égale pour tout le monde.

Lorsque nous rentrâmes dans la salle d’audience, un nouvel accusé faisait son entrée.

C’était un grand et robuste campagnard à la figure bronzée par le soleil, aux vêtements usés par le travail, à la voix retentissante.

Aux premières questions que le président adressa à ce nouveau prévenu, celui-ci allongea le cou, tendit les oreilles et plissa le front, comme un homme qui fait tous ses efforts, sans pouvoir y parvenir, pour comprendre, mais sa bonne volonté n’aboutit à rien ; car, s’adressant bientôt en patois au tribunal, il déclara qu’il n’avait pas l’habitude de la langue française.

— Si je parlais plus lentement, croyez-vous que vous me comprendriez davantage ? lui demanda le président en scandant sa phrase.

L’accusé ouvrit de grands yeux, leva plusieurs fois de suite les épaules d’un air de dépit, et garda le silence.

— Allons ! accusé, reprit sévèrement le président, cesse cette comédie ! Je sais qui tu es ! Si j’ai bien voulu paraître tomber dans le piége, c’était pour donner au tribunal un échantillon de ta ruse et de ta fausseté.

Le prévenu, loin de se laisser démonter par cette révélation, se mit à regarder le public et les juges d’un air qui semblait dire : « Pourquoi cet homme s’obstine-t-il donc à me parler en français, puisque je ne comprends pas cette langue ? »

Après un silence de quelques secondes, le président reprenant la parole :

— Que l’on fasse avancer les témoins, dit-il.

À cet ordre, cinq ou six paysans s’avancèrent à la barre.

— Quel est cet homme ? demanda le magistrat en s’adressant à l’un d’eux.

— Cet homme est l’avocat Lavaux, jadis avocat à Marseille, et à présent mis hors la loi, pour ses complots fédéralistes !

— Es-tu bien sûr de ce que tu avances ?

— On ne peut plus sûr : je le jure sur la République !

Tous les autres témoins, interrogés à leur tour, firent la même déclaration, tous affirmèrent qu’ils connaissaient depuis de longues années l’accusé, et que le doute sur son identité ne leur était pas possible.

À mesure qu’une nouvelle déclaration venait confirmer son identité, le prétendu paysan pâlissait et se troublait ; enfin, voyant que la continuation de son rôle devenait impossible :

— Président, s’écria-t-il, en remplaçant son patois inintelligible par un excellent français, j’avoue que j’ai voulu en imposer au tribunal ; mais, écoute-moi, et tu verras que, si