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ces particulières à votre ex-abbesse, et votre rôle dans cette circonstance ne se réduisait-il point à celui de simple commissionnaire ?

Ne vous troublez pas, remettez-vous et ne répondez qu’après avoir réfléchi…

— Je vous remercie bien, citoyen président, dit Agathe, mais la vérité n’est qu’une, je n’ai pas besoin de réfléchir. L’argent qui nous servait à payer notre loyer provenait de notre travail commun à ma supérieure et à moi, et même comme j’étais plus jeune qu’elle, c’était moi qui naturellement gagnais le plus…

Oui, je comprends très-bien que cette réponse me soit défavorable, ajouta la jeune fille, en entendant un sourd murmure s’élever des bancs de l’auditoire, car elle me rend solidaire de l’asile accordé par ma supérieure à son frère.

En entendant le murmure et, pour être plus exact, le gémissement universel et spontané, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’était élevé dans l’auditoire, le commissaire du pouvoir exécutif se leva vivement de dessus son fauteuil, et d’une voix éclatante :

— Qu’est-ce donc, s’écria-t-il, que cette scandaleuse sensibilité pour une misérable contre-révolutionnaire qui a recélé un assassin de la patrie ? N’y a-t-il donc dans cette enceinte que des traîtres ? Ne s’y trouve-t-il pas un seul véritable républicain ? Naïfs citoyens qui attribuez au respect dû à la vérité les paroles de cette femme, ne comprenez-vous donc pas qu’un amour insensé et coupable a seul dicté ses réponses ; elle ne veut pas survivre à son amant, le défunt capitaine de l’ex-régiment d’Anjou !

À cette indigne calomnie débitée avec violence, de quelques points de la salle partirent des cris isolés de : « À la guillotine la maîtresse des émigrés ! à la lanterne l’hypocrite ! »

— Mille tonnerres ! murmura Anselme dont les yeux injectés de sang, les veines du front gonflées, et les sourcils contractés dénotaient énergiquement l’indignation qui l’animait, mille tonnerres, je ne laisserai pas passer impunie une telle indignité !

— Anselme, lui dis-je vivement, je l’en supplie, modère l’expression de ton indignation qui ne pourrait qu’aggraver encore la position de celle malheureuse enfant !…

— Ça m’est égal ! on nous guillotinera ensemble, mais je parlerai !…

Mon camarade allait mettre son projet à exécution, lorsque sœur Agathe l’en empêcha involontairement.

Se levant avec une lenteur imposante et pleine de dignité, car elle s’était assise après son interrogatoire, la jeune religieuse, le front resplendissant d’une auréole de vertu et de la palme du martyre, fixa d’un regard empreint d’une sublime sérénité le commissaire du pouvoir exécutif, et d’une voix calme et pénétrante, qui me retentit au cœur et fit monter des larmes dans mes yeux :

— Citoyen, lui dit-elle au milieu d’un silence solennel, je regrette pour toi les paroles que tu viens de prononcer. Ne crois pas que j’obéisse à l’orgueil en repoussant de toute la force de ma conscience tes calomnies contre moi ! Non, le témoignage de ma conscience me suffit, et je me tairais si je ne craignais que tes odieux propos, acceptés sans examen et sans réflexion, ne devinssent un sujet de scandale, une arme entre les mains de ceux qui attaquent sans cesse la religion dans les fautes de ses serviteurs.

Devant Dieu qui m’entend et qui te juge, devant Dieu qui m’a donné la force nécessaire pour préférer la mort au mensonge, le capitaine n’a jamais été pour moi qu’un frère en Jésus-Christ, qu’un infortuné proscrit que la charité m’ordonnait de secourir !

Il régnait dans le ton, dans le geste, dans la voix et dans le maintien de la jeune religieuse, un tel accent de vérité, que le commissaire du pouvoir exécutif baissa malgré lui les yeux d’un air embarrassé, et resta pendant quelques secondes sans trouver une parole de réponse.

Toutefois, se remettant bientôt de son trouble, grâce à au puissant effet de volonté :

— À présent que la scène de comédie est jouée, poursuivons les débats, dit-il d’une voix brève et ironique.

Le président reprit alors le cours de son interrogatoire et adressa, — pour la forme, — quelques nouvelles et insignifiantes questions à Agathe, qui y répondit avec la même modestie et la même douceur qu’elle avait montrées jusqu’alors ; puis le président déclara les débats terminés et fit un résumé clair et précis.

Le commissaire, entendu à son tour, ne démentit pas la mauvaise opinion que j’avais conçue de lui.

— Citoyens, s’écria-t-il l’écume à la bouche et la haine dans les yeux, jamais encore je n’avais assisté à un spectacle aussi odieux que celui qui nous scandalise en ce moment !

J’ai vu souvent des traîtres à la patrie, accablés sous le poids du remords, de la honte ou de la crainte, essayer soit de tromper, soit d’adoucir l’implacable sévérité de la justice : les uns employaient le mensonge, d’autres avaient recours aux larmes ; mais enfin ces larmes et ces mensonges prouvaient au moins que les misérables reconnaissaient les crimes dont ils s’étaient rendus coupables et acceptaient le juste jugement du peuple !

Que voyons-nous en ce moment ? Une indigne créature qui, poussée par un amour coupable, et soutenue par cette ridicule croyance que la mort doit la réunir à celui dont elle a été la maîtresse, se fait un piédestal de sa trahison à la patrie, se vante d’avoir donné asile à un hors-la-loi, et se drape orgueilleusement dans son crime !

Ô mères vertueuses ! ô jeunes filles pudiques ! qui êtes venues ici pour former votre esprit et votre cœur à l’amour sacré de la patrie, bouchez-vous les oreilles, fermez les yeux, éloignez-vous, tant de cynisme affecterait trop péniblement votre candeur !

Quant à moi, quoiqu’habitué à voir le crime sous toutes ses faces, je ne puis m’empêcher, devant la monstrueuse impudence de cette ci-devant religieuse, de sentir le rouge de l’indignation me monter au visage !…

Mais à quoi bon tant de paroles ! Ici le crime est flagrant, la trahison à la patrie, horrible et imminente ! Ma pudeur indignée se révolte et me retire la faculté de m’exprimer. Je conclus à la peine de mort !

Après cette espèce de discours, — cri d’une hyène en fureur, — du commissaire du pouvoir exécutif, il se fit dans l’auditoire un profond et pénible silence : les souffles étaient retenus, les cœurs ne battaient plus, une horrible anxiété pesait sur l’assemblée.

Les juges allèrent aux opinions, mais leur délibération fut de courte durée, et à peine levés ils se rassirent.

Alors le président se leva, et, après les formules d’usage, prononça d’une voix émue ces paroles :

— Le tribunal condamne Agathe Lautier à la peine de mort, et déclare ses biens confisqués au profit de la nation !

— Le Seigneur soit loué, que sa sainte volonté soit faite ! dit d’une voix douce et calme la jeune religieuse après le prononcé de ce jugement.

— N’avez-vous rien à ajouter ? lui demanda alors le présient.

— Rien, citoyen, répondit Agathe Lautier ; mais se ravisant bientôt et levant sur le président ses yeux humides et reconnaissants : Oui, citoyen, reprit-elle, il me reste, avant de quitter ce monde, à remercier le tribunal de l’humanité qu’il m’a témoignée. Dans quelques heures, si Dieu daigne me faire miséricorde, je prierai pour lui au séjour des élus !

— Pauvre et généreuse fille ! me dit Anselme, dont de grosses larmes gonflaient les paupières et tremblaient dans les cils, elle n’a pas osé remercier personnellement le président — dans la crainte de le compromettre — de la bonté qu’il lui a montrée, et elle s’est ingénieusement adressée au tribunal. Que de délicatesse et de vertu, mon cher ami ! Enthousiasmé par un tel exemple, je sens que le bonheur ne se trouve que dans l’accomplissement des devoirs et j’ai bien envie d’étrangler ce gueux de commissaire ! Que penses-tu de ce projet ?

Anselme prononça ces paroles à si haute et si intelligible voix, qu’elles furent entendues par toutes les personnes qui nous entouraient.