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Ma nuit fut agitée jusqu’au lendemain matin par un pénible sommeil.

La douce figure, — telle que je me l’étais créée, d’Agathe Lautier, m’apparut dans tous les songes sinistres qui vinrent s’asseoir à mon chevet : je voyais la céleste créature en butte aux grossiers outrages de la foule ; je voulais m’élancer à son secours, mais une force invincible me retenait cloué à ma place, et j’entendais bientôt le bruit sourd produit par la chute du fatal triangle d’acier ! Vingt fois, jusqu’à ce que le jour pénétrât dans ma chambre, je me réveillai ainsi sursaut, brisé par la douleur et inondé d’une sueur froide.

Au premier rayon de lumière qui perça à travers mes rideaux, je me hâtai donc de me lever et m’en fus trouver Verdier.

Il était à peine quatre heures lorsque nous sortîmes ensemble pour nous rendre au tribunal. La séance ne devait s’ouvrir qu’à six heures, mais l’intérêt qu’inspirait Agathe Lautier était tel que toute la ville se rendait en masse au tribunal, et quoique la séance, je le répète, ne dût s’ouvrir que deux heures plus tard, nous eûmes toutes les peines du monde, Verdier et moi, à pénétrer dans la salle.

À peine venais-je d’entrer quand un violent coup m’atteignit à l’épaule et manqua de me renverser ; je me retournai furieux ; mais à la vue d’Anselme, je me calmai tout de suite.

— J’avais peur de ne t’avoir pas touché, me dit-il, et j’allais essayer de te saisir par le collet, afin que nous nous placions à côté l’un de l’autre ; mais tu as senti, à ce qu’il paraît, mon avertissement ?

— Tu appelles cela un avertissement ! tu devrais dire un coup de massue, lui répondis-je. Mais comment veux-tu que je me place près de toi ? la foule est tellement compacte, qu’il me semble que je suis retenu dans un étau…

— C’est drôle, je me trouve très à mon aise, moi !… Au reste, je t’assure que mes voisins ne demandent pas mieux que de te laisser placer à mes côtés !… N’est-ce pas, citoyens, que cela ne vous dérange pas, continua Anselme, en écartant les bras avec une telle force qu’il refoula, au milieu des cris et des imprécations, la masse de spectateurs qui l’entourait.

Nous profitâmes, Verdier et moi, de cette éclaircie pour nous glisser près d’Anselme.

— Comment donc se fait-il, mon ami, lui demandai-je, que je te trouve ici ?

— Ma foi, je pourrais bien t’adresser la même question. Je suis venu pour voir. Il paraît que les ogres du comité doivent dévorer une pauvre jeune fille dont tout le crime consiste à avoir trop de vertu. Je ne serais pas lâché d’assister à cette monstruosité qui ne fera que me confirmer dans mes nouvelles opinions, car tu sais que j’ai changé d’opinions…

— Mais Anselme, dis-je à voix basse et en approchant ma bouche de son oreille, tu es donc fou ! tu vas te compromettre !…

— Me compromettre, moi ! répéta Anselme à haute voix. Allons donc, tu plaisantes ! Je ne suis pas assez riche pour que l’on convoite mes dépouilles ; pas assez intrigant pour que l’on craigne mon ambition, et pas assez timide pour que l’on s’expose à ma colère. S’il y avait seulement en France dix mille citoyens comme moi, bien unis et bien disciplinés, je voudrais que, avant huit jours, tous les honnêtes gens pussent se montrer à visage découvert et sans avoir rien à craindre des carmagnoles crasseuses et tachées de sang, devant lesquelles ils s’inclinent aujourd’hui.

Les propos hardis d’Anselme, en donnant du courage à nos voisins, me permirent d’apprendre plusieurs particularités intéressantes sur sœur Agathe, car la conversation ne pouvait tomber sur un autre sujet que sur celui de l’arrestation de la céleste religieuse.

Je vis que les gens qui nous entouraient étaient tous ses admirateurs.

Enfin, après une attente de deux heures, une sonnette retentit, on cria silence et le tribunal fit son entrée dans la salle.

Mon premier soin, on le concevra sans peine, fut d’examiner les hommes qui composaient le tribunal. Je voulus essayer de deviner, par l’inspection de leurs visages, qui devait l’emporter en eux de la clémence où de la haine.

Hélas ! au premier coup d’œil que je jetai sur ces juges, je jugeai que la condamnation d’Agathe Lautier était un fait inévitable.

Cependant le président, que je ne remarquai qu’au moment où il prit place sur son fauteuil, me parut triste et soucieux.

— Oh ! faites, mon Dieu, dis-je en moi-même, faites que cet homme soit désarmé par la vertu de la jeune sœur ! car lui seul peut la sauver !

Les membres du tribunal venaient à peine de s’asseoir lorsqu’un nouveau coup de sonnette retentit,

— La voilà ! la voilà ! s’écria-t-on de toutes parts, et tous les regards se portèrent dans la même direction, c’est-à-dire vers une porte située au fond de la salle, derrière le banc occupé par les juges.

Presque aussitôt cette porte s’ouvrit, et l’on vit passer plusieurs gendarmes à la figure rébarbative, et qui, armés de leurs mousquetons et le sabre au côté, se dirigèrent, en passant derrière les juges, vers le banc des accusés.

À peine les gendarmes furent-ils entrés, que la jeune religieuse apparut elle-même.

Un murmure de pitié retentit de toutes parts.

Quant à moi, je l’avoue, je restai frappé de respect et d’admiration à la vue de la jeune fille.

Agathe Lautier était vêtue avec une simplicité extrême : elle portait une robe violette à petits carreaux noirs ; sa coiffe ronde, fixée par une bande de ganse noire, encadrait la figure la plus céleste et la plus idéale que l’on puisse s’imaginer ; une vraie tête de Vierge de Raphaël. Enfin, un fichu de mousseline blanche, sur lequel brillait une petite croix d’or, retenue par un cordon noir, complétait la chaste toilette de la jeune martyre.

En voyant, ou plutôt en sentant que tous les regards de l’assemblée étaient fixés sur elle, car sœur Agathe avait les yeux baissés, le visage de l’accusée s’empourpra d’une pudique rougeur, mais cette émotion dura peu et bientôt elle reprit son air habituel de sérénité.

Après les-questions ordinaires, c’est-à-dire quels étaient son âge, sa profession, son domicile, le président entra au vif dans l’acte d’accusation.

— Saviez-vous, Agathe Lautier, lui demanda-t-il, que le frère de votre ci-devant abbesse était caché dans la maison que vous habitiez ?

— Oui, citoyen, je le savais, répondit Agathe sans hésiter.

— Agathe Lautier, continua le président d’une voix légèrement émue, la maison que vous occupiez était-elle louée en votre nom ? Réfléchissez bien avant de répondre, car les paroles que vous allez prononcer décideront de votre sort.

— Je vous remercie, citoyen, de votre bonté et de votre impartialité, dit alors la jeune religieuse. Oui, en effet, je comprends très-bien que répondre d’une façon affirmative, c’est avouer avoir donné asile à un proscrit, et que cet aveu doit entraîner une condamnation à mort ! Dieu m’a donné jusqu’à ce jour de ma vie assez de force pour ne jamais tomber dans le mensonge ; je répondrai la vérité.

Après la suppression des couvents, notre pauvre abbesse n’avait que sa pension pour tous moyens d’existence, mais bientôt on cessa de la payer et elle se trouva réduite, ainsi que moi, au travail de ses mains. On a cru jusqu’à présent que l’humble chaumière que nous habitions appartenait à mon ancienne supérieure, et on s’est trompé : nous louions cette chaumière. C’était à ma digne abbesse et à moi que son propriétaire l’avait louée, et c’était toujours moi qui allais payer les termes échus.

À cette réponse, un murmure de désolation parcourut l’auditoire ; on voyait qu’Agathe se perdait.

Le président sembla hésiter un moment ; mais reprenant bientôt la parole :

— Agathe, dit-il lentement, probablement afin de bien faire comprendre à la jeune fille l’importance de cette nouvelle question : avec quels fonds acquittiez-vous vos termes au propriétaire ; ces fonds ne provenaient-ils pas de ressour-