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de sa contenance, de deviner qu’il devait sous peu d’heures mourir sur l’échafaud.

— Chers amis, dit-il le lendemain aux prisonniers, après le déjeuner, le geôlier vient de m’apprendre que je n’ai plus que trois heures à vivre ! Vous devriez bien m’aider à les passer gaiement !… Si nous formions quelques danses !…

Personne ne répondit à cette bravade, mais Agathe s’avançant vers le capitaine et levant sur lui ses beaux yeux si pleins de candeur :

— Capitaine, lui dit-elle, vous avez peur !

À ces paroles la figure du militaire se teignit d’une vive rougeur, et d’une voix émue :

— Ces paroles venant de vous, je ne puis y répondre, mademoiselle, lui dit-il.

— Capitaine, continua Agathe avec un ton d’assurance plein de fermeté et de modestie à la fois, je sais qu’aux yeux de la foule vous passerez pour être mort en brave ; mais, je vous le répète, votre cœur est ému, agité… Vous avez peur !

— Eh bien l oui, c’est vrai, s’écria le capitaine avec violence ; que voulez-vous ? on est homme avant tout !


V

En cet endroit de son récit, j’interrompis mon hôte :

— Comment donc peut-il se faire, mon cher Verdier, lui dis-je, que vous possédiez tous ces détails. Étiez-vous donc en prison vous-même à cette époque ?

— Non pas, grâce à Dieu ! mais un de mes anciens hommes de peine y remplissait les fonctions de geôlier, lorsque ces événements arrivèrent… Au reste toute la ville les connaît aussi bien que moi, car les gardes nationaux de garde à la maison de détention en furent témoins et les racontèrent. Je continue : Le capitaine du régiment de Poitou, après l’aveu de sa faiblesse, voulut revenir sur ses paroles et leur donner un autre sens ; mais sœur Agathe ne lui en laissa pas le temps, car elle le pria avec tant d’instance de lui consacrer une des trois heures qui lui restaient à vivre, qu’il ne put se refuser à sa prière.

La jeune fille et le militaire se retirèrent donc dans un des angles de la vaste pièce qui sert de lieu de réunion aux prisonniers, et Agathe, s’asseyant auprès du capitaine, se mit à lui parler à voix basse.

C’était un curieux et attendrissant tableau que de voir cette belle enfant ; le regard radieux, l’œil inspiré, pauvre fleur qu’un souffle eût semblé devoir briser, et qui, puisant dans sa croyance seule en Dieu un courage en dehors de la nature, consolait ce vieux militaire à la figure rude et hautaine, à l’apparence athlétique.

À mesure que sœur Agathe parlait, un changement extraordinaire s’opérait dans la physionomie du soldat ; ses muscles contractés par la rage, la colère et la crainte, semblaient se détendre et donnaient une toute autre expression à son visage.

Enfin, tout à coup on le vit se lever vivement, puis tombant aux genoux d’Agathe, il prit une de ses mains, la porta respectueusement à ses lèvres et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un grand silence régnait dans la salle commune.

Tous les détenus étaient profondément attendris.

— Ah ! mes anis, s’écria bientôt le capitaine, j’ignorais encore le pouvoir de la religion et de la vertu. Dieu vient de me le révéler par un miracle ! Que son nom soit béni ! À présent, oui, je puis le dire hautement et sans crainte de mentir à ma conscience, cette idée de l’échafaud qui naguère me torturait le cœur, quoique mon amour-propre laissât le calme à mon visage ; cette idée, loin de m’effrayer, me charme et me sourit !

Le capitaine, après avoir prononcé ces paroles avec un feu et une vivacité qui prouvaient combien il ressentait vivement ce qu’il exprimait, s’en fut trouver le prêtre dont il avait refusé l’assistance, et se retira avec lui à l’écart.

Je ne vous parlerai pas du ravissement de l’abbesse en voyant la subite et fervente conversion de son frère ; seulement, à l’idée qu’on allait lui enlever ce frère chéri pour le conduire à l’échafaud, elle tombait dans des crises nerveuses que l’on avait toutes les peines imaginables à calmer.

On fut donc obligé, devant l’état inquiétant de la pauvre vieille abbesse, de recourir à un généreux mensonge ; grâce à quelque menue monnaie qu’on lui donna, un geôlier vint annoncer que le jugement qui condamnait le capitaine à mort venait d’être cassé et remis à quinzaine.

Cette nouvelle avait, avec l’espérance, rendu un peu de calme à la bonne supérieure ; assise près de son frère, elle le regardait avec une ineffable tendresse, lorsque tout à coup la porte de la salle s’ouvrit et un piquet de gendarmes se présenta.

On venait chercher le capitaine pour le conduire à la guillotine.

À cette nouvelle que le chef du détachement lui apprit brutalement et sans aucune précaution, la supérieure se leva de sa chaise, comme mue par un ressort, fit deux pas en avant, puis tomba lourdement par terre.

On s’empressa d’aller à son secours ; elle était morte.

— Dans quelques minutes je serai près de toi, ô ma bonne sœur ! dit le capitaine d’une voix douce et attendrie. Dieu nous attend au ciel.

Se retournant alors vers ses co-détenus, le militaire leur adressa un bref adieu, puis s’adressant enfin à sœur Agathe :

— Mademoiselle, lui dit-il, mon sort vous apprend assez celui qui vous attend pour m’avoir donné un asile. Je ne demande pas que vous me pardonniez votre mort, car cette mort, en enlevant à la terre une de ses victimes, doit placer une sainte dans le ciel ! À revoir, ma sœur !

Le capitaine conduit à l’échafaud ne trouva sur son passage qu’une population en délire, qui, sans respect pour son malheur, accueillit sa présence par des outrages ; mais, insensible à ces lâches insultes, il conserva jusqu’au pied de la guillotine une attitude recueillie et pleine de douceur ; au sourire naturel qui entrouvrait à demi ses lèvres, on devinait que cet homme, soutenu par une pensée puissante, marchait à la mort sans émotion et sans faiblesse ; que son âme, planant au-dessus de la terre, s’envolait déjà vers Dieu.

Agathe Lautier, restée seule au monde, devint la Providence de la prison.

Consolant les affligés, soutenant les faibles et soignant les malades, elle trouvait dans sa vertu une force surhumaine pour résister à la fatigue ; son corps, si délicat, semblait de fer.

L’influence conquise par l’admirable dévouement de la jeune fille sur ses compagnons de captivité, s’étendit bientôt jusque sur les geôliers, et elle devint la Providence de la maison de réclusion.

Un détenu avait-il une réclamation à faire valoir, une plainte à adresser, il allait trouver la jeune sainte, — c’était ainsi que l’on appelait Agathe, — et cette plainte ou cette réclamation, en passant par la bouche de la sœur, était entendue par les représentants les plus farouches, et l’on y faisait droit.

Pouvoir de la vertu ! depuis qu’Agathe Lautier était sous les verrous, l’intérieur de la prison n’était plus reconnaissable : on y était presque heureux ! Les sentiments de charité et de fraternité qu’elle avait su inspirer à ses compagnons de captivité, en mettant leurs ressources et leurs infortunes en commun, avaient centuplé les unes et fait presque disparaître les autres.

Vous comprenez qu’une telle conduite ne pouvait rester longtemps impunie. Aussi Agathe Lautier doit-elle comparaître demain soir devant le tribunal criminel !

— Et pensez-vous, mon cher Verdier, qu’elle sera condamnée ? demandai-je à mon hôte lorsqu’il eut achevé ce simple et touchant récit que je transcrivis le soir même sur mes tablettes, sans y rien ajouter ni retrancher.

— Hélas ! cela ne fait pas pour moi un doute ! Vous sentez-vous le courage d’assister à son jugement ?

— Ma foi, quelque douloureuse impression que doive me causer ce drame, vous avez éveillé en moi un tel désir de voir cette angélique jeune fille, que j’irai au tribunal.

— Eh bien, alors, je vous accompagnerai !