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tous les deux parfumeurs comme moi ; seulement, comme je débite de la bonne marchandise, et vous de la mauvaise, je vends beaucoup, et vous, vous ne vendez rien. Or, le jour où vous ne m’aurez plus pour concurrent, cela fera réellement vos affaires ! Je demande à l’assemblée de passer à l’ordre du jour sur cette question d’eau de lavande et de pommade, qui est trop au-dessous de sa dignité.

On cria l’ordre du jour ! et Verdier fut sauvé.

Il était près d’une heure du matin lorsque l’on termina la dernière nomination qui fut celle du héros de la séance, l’illustre Pinçon.

— Citoyens, avait-il dit, voici ma profession de foi en peu de mots : Je m’engage, si vous me choisissez, à rester maigre !

Le lendemain de cette séance, j’étais assis au coin du feu, — car, quoique le printemps fût venu, les soirées étaient encore assez fraîches, — et je causais avec Verdier des événements du jour, lorsque plusieurs de ses amis vinrent lui rendre visite.

— Sais-tu la grande nouvelle, Verdier ? lui dit un drapier, c’est demain que l’on juge Agathe Lautier !

— Pauvre sainte ! répondit mon hôte avec une profonde émotion, j’espérais qu’on la laisserait tranquille dans sa prison.

— Tout le monde l’espérait aussi ! reprit le drapier, mais il paraît que quelques exaltés, ayant fait entendre à ce sujet des plaintes, le comité de salut public a cru devoir sévir ! Tous les honnêtes gens de la ville sont dans la consternation.

— Pauvre sainte ! répéta Verdier d’un air de respectueuse commisération, ils ne lui feront pas grâce ! Sa vertu parle trop haut contre elle. Encore une victime pour l’échafaud.

— Quelle est donc cette Agathe Lautier ! demandai-je à Verdier, qui inspire un intérêt si général ? Cependant les victimes sont assez nombreuses aujourd’hui, les catastrophes sanglantes assez fréquentes, et l’avenir assez sombre et menaçant pour tout le monde, pour que l’on ne songe pas à s’occuper d’une individualité.

— Oh ! Agathe Lautier est aimée de toute la ville ! C’est une religieuse à peine âgés de vingt-trois ans, admirablement belle, d’une conduite exemplaire et dont on ne parle qu’avec vénération. N’avez-vous donc jamais encore entendu prononcer son nom ?

— Jamais ! Aussi serais-je heureux, si cela ne vous dérangeait pas, que vous me contiez son histoire.

— Je ne demande pas mieux, me répondit Verdier. La voici, en peu de mots : il y a de cela aujourd’hui cinq ans, il n’était question dans la ville de Grasse, que de mademoiselle Agathe ! C’était à qui s’extasierait sur l’incroyable beauté de cette jeune personne, qui, en effet, méritait bien cette réputation, car jamais la nature ne produisit une plus séduisante créature !

Toutefois, chose rare, surtout en province, à ce concert unanime d’admiration et de louanges ne se mêlait pas la moindre calomnie. La conduite de mademoiselle Agathe était si réservée, si modeste, si exemplaire, la vertu se lisait si bien dans son limpide regard, que les plus mauvaises langues n’osaient risquer sur son compte le plus léger propos.

Jugez donc quelle profonde sensation dut causer dans la ville la nouvelle qui se répandit, que cette merveille, dont vingt rivaux se disputaient la main, allait entrer en religion.

En vain supplia-t-on mademoiselle Agathe de renoncer à son projet : ni prières, ni remontrances, ni exhortations ne purent rien contre sa résolution : quinze jours plus tard, elle entrait au couvent en qualité de novice.

On espérait que, détournée bientôt par les sévérités monastiques de sa vocation, elle reviendrai au monde : il n’en fut rien !

Deux ans plus tard, toute la ville de Grasse assistait à la prise de voile d’Agathe Lautier !

Lors de la suppression des couvents, Agathe se retira, avec sa supérieure, dans une mauvaise petite chaumière que cette dernière possédait à Antibes, et toutes deux vécurent alors dans une si grande solitude qu’à peine soupçonnait-on leur existence.

Sur ces entrefaites, arriva un événement qui mit en relief ces deux pauvres et saintes femmes qui ne cherchaient que la retraite et le silence.

La supérieure ou l’abbesse avait un frère qui, jadis capitaine dans le régiment de Poitou, s’était jeté dans Toulon, lorsque cette ville leva, contre la République, l’étendard de la révolte.

Venu avec les Austro-Sardes, ce capitaine fut blessé et ne put se rembarquer avec eux lorsque la ville tomba au pouvoir des troupes républicaines. La sortie du port étant une chose impossible à tenter, il résolut, une fois convalescent, de se réfugier auprès de sa sœur.

L’ex-capitaine effectua avec bonheur le voyage de Toulon à Antibes, mais il n’était pas depuis quinze jours chez sa sœur que, reconnu et dénoncé, il fut arrêté par ordre du comité révolutionnaire.

Inutile d’ajouter que sa sœur et mademoiselle Agathe, accusées toutes les deux d’avoir recélé un hors-la-loi, partagèrent son sort.

Le troisième jour de sa captivité, le capitaine fut mandé devant le tribunal criminel.

L’interrogatoire qu’on lui fit subir, grâce à la franchise de ses réponses, ne fut pas de longue durée.

— Comment avez-vous été blessé à Toulon ! lui demanda l’accusateur public.

— J’ai été blessé, répondit-il, en combattant contre la République, que je méprise et que je hais…

— Sais-tu bien que ces paroles suffiraient seules pour faire tomber ta tête ! s’écria l’accusateur.

— Parbleu, si je le sais, mais parfaitement, répondit tranquillement le capitaine, c’est justement pour cela que je les ai prononcées, et afin que n’ayant pas à m’adresser, pour la forme, quelques questions oiseuses, vous me délivriez, par une prompte condamnation, de votre odieuse présence.

Le capitaine, je n’ai pas besoin de vous le dire, fut condamné à mort !

— Eh bien, mon frère ? lui demanda avec anxiété sa sœur l’abbesse, lorsqu’il rentra dans la prison.

— Eh bien, ma sœur, lui répondit-il, nous sommes restés chacun dans notre rôle ; j’ai parlé en militaire, ces messieurs m’ont condamné à mort !…

À cette nouvelle à laquelle elle devait cependant s’attendre, la vieille abbesse dont les facultés étaient déjà extrêmement affaiblies par l’âge et par la souffrance, poussa un grand cri et tomba par terre, sans connaissance.

— Ne te désespère donc pas, ma pauvre sœur, lui disait le capitaine, le passage de la vie à la mort n’est pas chose aussi douloureuse qu’on le pense. — Le couteau de la guillotine qui vous tranche la tête n’est pas si cruel, dans sa morsure, que le bistouri d’un médecin !…

— Ce n’est pas bien de parler ainsi, monsieur, lui dit alors Agathe ; ce que l’on doit voir dans la mort, ce n’est pas la mort elle-même, mais la nouvelle vie qui s’offre pour nous au-delà de la tombe.

— Ma chère demoiselle, répondit lé capitaine, je me connais fort peu en religion : je suis non un abbé, mais bien un militaire. Lorsque le moment de mourir viendra, je saurai soutenir l’honneur de mon épaulette et tomber avec courage.

— Oui, je sais, dit tristement Agathe, que chez les hommes l’amour-propre est le plus puissant mobile de leurs actions ; je ne mets nullement en doute, capitaine, qu’en gravissant les degrés de l’échafaud vous ne portiez la tête haute et le regard hautain ; mais, croyez-moi, si vous n’avez que ce sentiment mondain pour vous soutenir, vos derniers moments seront terribles ! La religion seule peut élever réellement l’homme au-dessus de la crainte et de la douleur.

Le capitaine n’ayant pas répondu, la jeune fille n’insista pas et retomba dans un silence dont elle ne sortait que rarement.

Quant au militaire, après avoir refusé le secours d’un prêtre qui se trouvait alors captif dans la prison, il passa le reste de la journée à rire, à boire et à chanter.

Il eût été du reste impossible, à l’insouciance et à la gaieté