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Non, une fois qu’on le connaît, on n’a plus à le craindre, car il n’a jamais connu l’arme des braves, le fer ; misérable lâche, il n’a jamais eu recours qu’à l’intrigue !

Plus vif encore que les émigrés, il n’a pas osé attaquer la patrie, il a voulu l’assassiner ! Citoyens, restons donc calmes autour de l’autel de la patrie.

Verdier, loin de marcher sur Grasse avec deux régiments anglais, fuit la terre des hommes libre : il est passé à l’étranger. Voici une lettre écrite par lui à sa famille, lettre qu’un brave sans-culotte a interceptée et nous a remise ce matin même.

En cet endroit de son discours, le président s’arrêta, et, dépliant la lettre que mon hôte avait fait écrire à Edmond et dans laquelle ce dernier annonçait sa prochaine arrivée à Gênes, il en donna lecture à l’assemblée, puis il reprit :

Le comité vous a donc convoqués à cette séance extraordinaire de ce soir, non pour jeter l’alarme dans vos cœurs, mais pour y faire naître la joie en vous apprenant que la patrie compte un traître de moins !… (Applaudissements et murmures !)

Une voix des tribunes :

— Citoyens, voilà qu’il se fait tard ; sans doute que l’intention du président est de nous endormir. (Vifs applaudissements.)

Un membre :

— Président, je demande la parole ! = Amis, prenons-y garde : les royalistes veulent user nos forces dans les débats inutiles, afin d’avoir ensuite meilleur marché de nous ! Lorsque j’entends nos petits agitateurs, il me semble ouïr la voix lugubre des Danton, des Chaumette et des ultra-révolutionnaires que le comité de salut public vient de précipiter dans la tombe !

Tant qu’un rayon de l’esprit de Robespierre brillera dans cette assemblée, tant que nos cœurs recevront l’impulsion et le mouvement du sien, nous resterons toujours forts et n’aurons rien à craindre des intrigants qui veulent nous faire sortir de la bonne voie.

Frères et amis, serrons-nous autour des comités de salut public et de sûreté générale !

Élevons dans nos bras le fer vengeur du peuple, et faisons-le retomber sur la tête de ses ennemis !

Je veux bien, toutefois, afin de leur laisser le temps de se repentir, ne pas chercher à les faire connaître en ce moment ; mais qu’ils prennent garde et qu’ils tremblent. Je demande l’ordre du jour. (Applaudissements prolongés.)

L’ordre du jour ayant été mis aux voix et adopté, un des secrétaires de la société lut à haute voix une feuille du Moniteur.

Cette lecture terminée, on allait lever la séance, lorsqu’un jeune homme, âgé de vingt ans au plus, d’une taille exiguë et d’une maigreur presque phénoménale, demanda d’une voix criarde la parole.

— Bravo ! voilà Pinçon qui va nous divertir, s’écrièrent plusieurs habitués du club. Allons, parle Pinçon ! Le jeune orateur, ainsi encouragé, commença aussitôt son discours.

— Frères citoyens, dit-il, je viens me plaindre de ce que les membres de la société populaire, ceux du comité révolutionnaire, les membres, enfin, de tous les autres comités, se sacrifient trop à leur devoir ! Je viens demander qu’on oppose une digue à leur zèle, car autrement ce zèle finirait par les conduire au tombeau, et, privés de ces éminents citoyens, nous nous trouverions drôlement embarrassés, il faut l’avouer, pour nous conduire ; voici le fait :

— Vous savez… — C’est malheureusement là une chose que personne n’ignore… — vous savez que les aristocrates, les fédéralistes, les capucins et les émigrés ont emporté avec presque tout le blé et la plus grande partie du gibier qui se trouvait en France, et que par suite de cette trahison nous mourons de faim.

Quant à moi personnellement, voilà bien une quinzaine de jours que je ne me nourris que de restes, de carottes ! Un de mes amis, étudiant en médecine, travaille sur mon corps son cours d’anatomie. Mais passons sur les détails, et arrivons au fait :

Dès qu’un morceau de gibier un peu sortable apparaît en ville, cela cause presque une émeute.

Les richards se mettent tout de suite en campagne et les enchères commencent.

De là des rivalités, des haines, des récriminations qui n’en finissent plus !… Or, les membres de tous nos comités voyant que ces rivalités portaient une grave atteinte à la fraternité, ont voulu y mettre un terme, et pour cela ils se sont emparés, pour eux exclusivement, de toutes les provisions un peu recherchées qui arrivent eu ville.

Quel est le résultat de ce dévouement ? que les malheureux membres de tous nos comités engraissent à vue d’œil et sont menacés à chaque instant soit d’une attaque d’apoplexie foudroyante, soit d’un coup de sang, soit d’une indigestion… Je demande donc que le peuple, prenant enfin en considération les souffrances qu’ils endurent et les dangers qu’ils courent, s’arrange de façon à les aider dans leur rude besogne.

Faut-il résumer et formuler ma motion ?

À cette question du jeune Pinçon, ce fut dans l’intérieur de l’ex-église une confusion impossible à décrire.

Les injures les plus vives tombaient de tous les côtés sur le comité, faiblement défendu par un petit ombre de partisans honteux.

Pinçon triomphait.

Enfin, le président parvint à dominer pendant quelques secondes l’orage, et s’adressant à l’orateur :

— Pinçon, lui dit-il, à ton âge, on n’est encore qu’un enfant, et on ignore la portée de ses paroles ; je te pardonne donc tes inconvenances ; seulement, comme ton bavardage nous prend un temps précieux, je te somme de garder le silence !

— Ah ! c’est comme ça que l’on veut bâillonner le peuple, s’écria Pinçon d’une voix tellement perçante qu’elle ressortit claire et distincte au milieu du tumulte. Au fait, pourquoi ne le bâillonnerait-on pas ! ça lui tiendra lieu de nourriture ! Alors je dois donc garder mes preuves, car j’ai des preuves, moi ! ajouta Pinçon en haussant encore de quelques notes son fausset.

— Parle, Pinçon, parle ! s’écrièrent les gens à figures sinistres et porteurs de haillons qui, dès le début de la séance, avaient voulu en appeler aux armes.

Je vis que le président était indécis s’il lèverait ou non la séance ; mais il comprit bientôt que devant l’exaspération de la foule, la retraite eût présenté trop de danger et il se résigna à rester sur son siège, de douleur.

— Parle ; Pinçon, dit-il, mais prends garde de tomber dans la calomnie !

— Oh ! je n’ai rien à craindre de ce côté-là ! répondit Pinçon d’un air triomphant. Attention, je commence.

Un grand silence se fit aussitôt.

Les membres du comité, pâles, émus, malgré les efforts qu’ils faisaient pour affecter une tranquillité bien loin d’eux, s’agitaient sur leurs fauteuils.

Le populaire Pinçon, après avoir jeté un coup d’œil sur des bancs du comité, prit un air grave, étendit lentement et avec beaucoup de dignité son bras droit, rejeta sa tête en arrière, et satisfait sans doute de sa pose :

— L’on me demande, citoyens, dit-il, des preuves de la gloutonnerie des membres de nos comités ; rien ne me serait si facile que de vous répondre : « Regardez ces dévoués citoyens, comme ils sont gros et gras et jugez ! » Mais je ne me servirai pas même de ce moyen. Je veux ne laisser aucun doute dans votre esprit. Je vais donc vous désigner nominativement les coupables et spécifier de la manière la plus catégorique, la plus formelle…

Le président interrompant vivement Pinçon : Voilà assez de temps perdu ! Dans les républiques bien réglées on couche les enfants de bonne heure : les hommes seuls veillent,

— Je conviens que j’ai le défaut d’être jeune, — répliqua Pinçon, mais quant à être un enfant, hélas ! je ne le suis pas, car dans les républiques bien réglées, comme l’a dit notre honorable président, non-seulement on couche les