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— Vraiment, mon ami, me dit-il après m’avoir écouté avec la plus grande attention, je m’étonne que toi, qui possèdes tant d’imagination, tu n’aies pas trouvé de suite le moyen que tu me demandes !… Rien ne me paraît aussi aisé que de tromper le comité…

— Comment cela, Anselme ?

— Voici ce que je ferai : je remettrai cette lettre à un homme de confiance qui sera censé l’avoir trouvée sur la plage et qui, en voyant sur l’adresse le nom des parents du conspirateur, s’empressera de la porter au comité révolutionnaire. Le comité, ravi du patriotisme de cet homme, lui votera une mention honorable, et ajoutera la foi la plus implicite à notre mensonge.

— Je suis loin de blâmer ta ruse, Anselme, seulement elle me paraît d’une exécution difficile pour ne pas dire impossible ! Où trouverons-nous un homme assez adroit pour jouer ce rôle et assez discret pour ne pas nous compromettre plus tard ?

— Cet homme est tout trouvé, me répondit Anselme, je l’ai sous la main.

— Et quel est-il ?

— C’est un ancien athlète et saltimbanque que j’ai porté à bras tendu et lancé ensuite à une vingtaine de pas, un soir qu’il s’était avisé de vouloir lutter avec moi. Depuis ce moment, il m’adore, et m’apprécie beaucoup, ce saltimbanque : au besoin il se mettrait au feu pour moi.

— Alors, va pour le saltimbanque. Voici la lettre.

— Merci ; dans une heure le tour sera fait.

En effet, le saltimbanque s’acquitta de sa mission avec une intelligence parfaite. Ayant été au bord de la mer comme pour acheter des huîtres, il trouva sur la plage la lettre que le prétendu pêcheur était censé avoir laissé tomber, poussa un cri de surprise, ameuta quelques badauds autour de lui, lut à haute voix l’adresse qu’elle portait, et ayant appris que ce nom appartenait à la famille d’un proscrit, déclara, avec des jurons épouvantables, qu’il allait la remettre entre les mains du président du comité révolutionnaire : déclaration qui fut fort applaudie par la foule.

— Vous avez sauvé la vie à mon cousin, me dit Verdier en me sautant au cou ; je viens d’apprendre que le comité doit se réunir ce soir en séance extraordinaire et publique…

— Eh bien ! mon cher ami, nous assisterons alors, si vous le voulez-bien, à cette séance.

— Je ne demande pas mieux.

À huit heures moins un quart nous nous mîmes, Verdier et moi, en route, pour nous rendre à la réunion que devait tenir la société populaire. Nous arrivâmes au moment même où allait commencer la séance. L’endroit occupé par la société populaire était une ancienne église de Pénitents. Les plafonds et les côtés avaient été barbouillés, à l’intérieur, de rouge, de blanc et de bleu. La tribune des offices, conservée par hasard, contenait les citoyennes et les enfants qui venaient assister, pour se former l’esprit et le cœur, aux séances du club.

La chaire à prêcher, peinte également aux couleurs nationales, servait de fauteuil au président ; devant cette chaire on avait élevé une estrade pour les secrétaires ; enfin des bancs circulaires dont certaines parties recouvertes de dorures et de sculptures indiquaient suffisamment l’origine, étaient occupés par les membres de la société ; les citoyens formant le public se tenaient debout derrière ces bancs. Un lustre pendait attaché à la corde, qui jadis avait servi à soutenir la lampe de l’église, et jetait sa clarté douteuse au milieu de la nef à moitié ensevelie dans l’ombre,

Lorsque nous arrivâmes, une grande fermentation régnait dans les esprits ; de tous les côtés on s’entretenait du motif de la séance extraordinaire qui devait avoir lieu ; les suppositions les plus ridicules, les exagérations les plus outrées se croisaient en tous les sens ; il s’agissait de la découverte d’une Saint-Barthélemy de patriotes, complotée par les aristocrates ; de deux régiments anglais qui, cachés dans les environs, devaient s’emparer de la Tourette et en faire une place de guerre qui coupât en deux l’armée d’Italie. Inutile d’ajouter que le traître Verdier était désigné comme étant le chef de ces criminelles entreprises.

Lorsque les deux girandoles placées sur la table des secrétaires furent allumées, le président se coiffa d’un bonnet de laine rouge, agita sa sonnette, et le public entonna avec un rare enthousiasme le couplet de « Amour sacré de la patrie. »

Ce préliminaire de rigueur accompli, le président fit jouer de nouveau sa sonnette et annonça que la séance était ouverte.

Je demanderai à présent au lecteur la permission de rapporter cette séance dans ses moindres détails. Il est possible que le récit d’une chose trop actuelle manque d’intérêt pour gens qui vingt fois ont pu assister à des réunions pareilles ; mais comme j’ignore quand mes mémoires paraîtront, si jamais ils paraissent, et que peut-être un demi-sièclev s’écoulera d’ici-là, je ne suis pas fâché de conserver cette peinture exacte des mœurs et du langage de notre époque pour nos neveux. Ce qui va suivre n’est donc pas le récit d’un voyageur, c’est le compte rendu d’un sténographe.

À peine la séance fut-elle ouverte, qu’un gros homme, aux larges épaules et à la figure commune, ornée d’énormes moustaches se leva, ôta son bonnet de peau de renard et dit :

— Président, je demande la parole.

— La société te l’accorde, répondit le président.

— Citoyens, reprit alors le gros homme en s’adressant à l’assemblée, on prétend que ce scélérat de Verdier est à nos portes avec deux régiments de satellites anglais ; que dans les auberges isolées et le moins en vue, est arrivée une grande quantité d’étrangers qui s’exprime avec une extrême difficulté dans notre langue, quoiqu’ils affectent de se donner pour Français. Citoyens, n’en doutez pas, la patrie est en danger ! Aux armes, citoyens ! que les tambours battent la générale, que deux canons soient pointés sur la maison de réclusion, que…

— Oui, aux armes ! aux armes ! s’écrièrent aussitôt, en interrompant l’orateur, plusieurs individus mal vêtus et de fort mauvaise mine.

— Des piques et des haches ! Mort aux réclusionnaires ! Mort aux riches ! Mort aux aristocrates ! Mort aux accapareurs !…

À ces exclamations furibondes, les esprits commencèrent à s’échauffer, et l’intérieur de l’église ne tarda pas à retentir d’un long mugissement.

Déjà les plus exaltés se levaient de leurs places pour aller s’armer, déjà les hommes à figure sinistre et aux vêtements en lambeaux, dont j’ai parlé, et qui les premiers avaient interrompu l’orateur, distribuaient des mots de passe, donnaient leurs ordres et assignaient des rendez-vous, lorsque le président parvint, grâce à sa pantomime expressive et à sa sonnette, à obtenir un moment de silence.

— Citoyens ! s’écria-t-il, je prie l’assemblée de m’accorder la parole. (Applaudissements.) Citoyens ! pourquoi ce tumulte, cette agitation ? On prétend que de grands dangers nous menacent ; est-ce donc dans le trouble que nous devons chercher notre salut ? Malheur à celui qui nous endormirait dans une fausse sérénité, mais mille fois malheur à l’homme impie qui allumerait sans cause, et n’ayant en vue que ses intérêts particuliers, la sainte colère du peuple ! Ce feu ne doit pas, ainsi que la poudre des artificiers, brûler pour l’amusement des badauds ; de même que la poudre de nos bataillons ne doit briller et éclater que quand il s’agit de l’extermination des ennemis de la liberté ! (Applaudissements.)

Qui oserait nier que Verdier ne soit un traître, un infâme, un scélérat, un fédéraliste, en un mot, un être capable de tous les crimes ? (Applaudissements.) Personne.

Nous, surtout, nous avons le droit, plus que qui que ce soit, de proclamer son immonde moralité, car c’est nous qui avons arraché de vos yeux les écailles qui vous empêchaient de le voir tel qu’il était déjà lors de son début, c’est-à-dire hideux de royalisme, de fédéralisme et d’hypocrisie !… Mais il ne suit pas de là qu’il soit dangereux !