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donc quel triste souvenir de noce pour elle si vous tombiez au pouvoir de vos ennemis ! Le jour béni de son mariage deviendrait pour elle une date horrible : celle de votre mort ! Votre fierté ou votre opiniâtreté me paraissent devoir céder devant une pareille considération.

— Pauvre sœur ! elle serait en effet bien malheureuse ! me répondit Edmond ; merci, monsieur, de vos paroles, elles me rendent à la raison. Pour l’amour de cette douce enfant, je veux bien essayer de soustraire encore une fois, par la fuite, ma tête au bourreau.

— En ce cas, ne serait-il pas mieux, qu’au lieu de perdre ici un temps précieux, vous partiez sans plus tarder !…

— Oui, mon cousin, pars de suite, s’écria Verdier ; mais sois sans crainte, je crois pouvoir te promettre que, grâce au concours de ce brave officier, et mon hôte me désigna par un mouvement de tête, tu jouiras bientôt d’une sécurité complète. J’ai un projet sur lequel je compte beaucoup… Mais à plus tard des explications ; les secondes valent à présent des heures.

— Et, moi, monsieur Verdier, dit le compagnon d’Edmond, l’ancien soldat et l’ex-concierge, ne voyez-vous pas aussi un moyen pour me tirer d’affaires ?…

— Ma foi, je ne voudrais pas vous tromper, Gérard, je n’en vois pas.

— Mais moi j’en entrevois un, m’écriai-je alors, et il est tellement simple qu’il doit être excellent ! Laissez-moi y réfléchir un moment. Dans trois jours d’ici je me trouverai, vers les quatre heures de l’après-midi, au pied du vieux château des Templiers, à ce même endroit où j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance… nous causerons alors plus à notre aise… Ah ! à propos, je vous serais bien obligé si vous vouliez bien ne pas oublier de me rapporter mon fusil !… À présent, messieurs, adieu encore une fois, partez, et que Dieu vous protége !

Edmond, après avoir embrassé son cousin Verdier, se disposait à suivre l’exemple de Gérard, qui déjà avait franchi le rebord de la fenêtre et se trouvait dans la campagne, lorsque ce dernier, penchant tout à coup son corps dans l’appartement et d’une voix émue : — Éteignez la lumière, — nous dit-il vivement, — Edmond, voici les gendarmes !…

Je m’empressai de souffler sur les deux bougies allumées qui éclairaient notre pièce, mais, hélas ! cette précaution fut inutile… grâce à la flamme du bois qui brûlait dans la cheminée, l’espace laissé vide par l’ouverture de la fenêtre resta resplendissant de clarté.

— Oh ! si ce n’était ma sœur ! murmura Edmond les dents serrées et d’un air menaçant. Le jeune homme examina alors rapidement l’amorce de ses pistolets, puis prenant son élan il sauta dans la campagne.

Il me serait à présent difficile de bien faire comprendre au lecteur l’anxiété que j’éprouvai pendant les quelques secondes qui suivirent le départ du proscrit.

Déjà j’espérais que le jeune homme avait gagné le large et se trouvait hors de la portée des gendarmes, lorsque tout à coup plusieurs dénotations de pistolets ou de carabines rompirent le silence de la nuit et vinrent nous glacer d’effroi, Verdier et moi.

Bientôt après, plusieurs cris déchirants se firent entendre.

— Ah ! ils ont tué mon cousin ? me dit mon hôte, mais qui sait ? peut-être bien est-il temps de le sauver encore ? Courons à son secours.

M. Verdier, parfumeur, en parlant ainsi, se, disposait à enjamber le rebord de la fenêtre, lorsque je le retins :

— Êtes-vous fou, Verdier ? lui dis-je, Voulez-vous donc, à vous seul, défaire une brigade de gendarmerie ? Comptez-vous aussi que, moi, officier de la République, je vais vous seconder dans cette belle entreprise ? Allons, mon pauvre ami, calmez-vous ! Dieu seul peut sauver votre malheureux parent.


IV

Après les détonations et les cris que nous venions d’entendre, il était certain qu’un combat s’était engagé et que ce combat avait produit des victimes ; mais nous ignorions si ces victimes étaient nos amis ou des gendarmes.

Le seul parti qui nous restait à prendre était celui de refermer la fenêtre, et nous dûmes nous y résoudre, quoiqu’il nous privât d’avoir des nouvelles de la lutte.

À peine venions-nous de rentrer au salon, que des coups de crosse retentirent contre la porte de la maison, qu’ils manquèrent de jeter bas ; puis, presque au même instant, une voix rude et impérieuse prononça les mots si redoutés de : « Ouvrez de par la loi. »

À cette sommation impérieuse, les convives restèrent glacés d’effroi ; je lus sur le visage de la plupart d’entre eux la crainte qu’ils éprouvaient en songeant qu’ils s’étaient assis à la même table avec un proscrit.

Inutile d’ajouter qu’un domestique s’était empressé d’ouvrir la porte.

Quelques secondes plus tard, le salon se trouvait envahi par une quinzaine de gendarmes commandés par un vieil adjudant.

Celui-ci, en apercevant mon uniforme, s’avança aussitôt vers moi, et m’adressant brusquement la parole :

— Par où les suspects ont-ils pris la fuite ? me demanda-t-il.

— J’ignore de quels suspects vous voulez parler, lui répondis-je ; je suis venu ici pour assister à une noce et non pas pour poursuivre des criminels.

— Mais savez-vous, mon officier, reprit l’adjudant, que ces misérables fédéralistes, que nous chassons depuis si longtemps sans pouvoir les atteindre, viennent de mettre trois hommes hors de combat…

— Que voulez-vous que je fasse à cela ? C’était à vous, chargé de diriger cette expédition, à prendre, mieux que vous ne l’avez fait, vos mesures de prudence ! Tout ce que je puis pour vous, c’est, si une enquête s’ouvre au sujet de votre conduite et que je sois appelé à figurer comme témoin, de déclarer que je n’ai rien vu et rien entendu.

À cette réponse, que je fis d’un ton sévère et avec un air de dignité glacial, l’adjudant de gendarmerie parut fort peu satisfait ; mais, changeant de ton, il m’assura que jamais son intention n’avait été de me soupçonner et qu’il n’avait, en m’interrogeant, qu’accompli un devoir.

Je crois que sans ma présence les convives eussent été non-seulement maltraités, mais peut-être aussi arrêtés, car l’exaspération qu’éprouvaient les gendarmes à la vue de trois des leurs, blessés dangereusement, était extrême ; toutefois devant mon air d’assurance et devant mon uniforme ils se continrent.

Une demi-heure plus tard, je me remettais en route avec Verdier pour Grasse, où nous arrivâmes vers le milieu de la nuit.

Dès le lendemain matin, je fus trouver Anselme, afin de lui raconter mon aventure de la veille, et lui demander sa coopération pour l’accomplissement du projet conçu par Verdier, pour sauver son cousin ; projet que mon hôte m’avait communiqué la veille, pendant notre retour à Grasse.

Ce projet était assez ingénieux, le voici : Il s’agissait de faire tomber entre les mains du comité révolutionnaire une lettre qui prouvât qu’Edmond était passé à l’étranger. Or, voici le billet que Verdier avait fait écrire à son cousin quelques jours auparavant.


« Mes chers parents,

« Ne soyez plus inquiets sur mon compte ; je suis en mer, et hors des atteintes de mes ennemis. Dans quelques jours, j’aurai atteint Gênes où m’attend une position heureuse. À revoir et à des temps meilleurs, mes chers parents ; je n’ai pas le temps de vous écrire plus longuement, le pêcheur qui doit vous remettre cette lettre ne pouvant pas, vu l’état du vent, attendre davantage. »


Toute la difficulté, et elle n’était pas médiocre, consistait donc, dis-je, à ce que le comité révolutionnaire crût s’emparer de cette pièce : c’était pour obtenir ce résultat que je venais consulter Anselme.