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lui ont donné l’exemple de la révolte et qui, il le devine, ne se servent de lui que comme d’un instrument…

— Laissons la politique de côté, dit Verdier en nous interrompant, il s’agit pour le moment de mettre à tout jamais mon cousin hors de danger, pas d’autre chose ; quant à moi, je ne sais, mais il me semble voir, dans toutes ces rencontres que vous avez eues avec lui, un heureux présage. On dirait que vous êtes appelé à le sauver.

— Que Dieu vous entende ! m’écriai-je, mais espérer n’est pas tout, il faut aussi savoir agir ; avez-vous déjà quelque projet ?

— Oui, j’en ai un, me répondit Verdier, et j’espère que, grâce à vous, il ne peut manquer de réussir.

Verdier allait continuer lorsque plusieurs coups violents frappés sur les volets de la pièce où nous nous trouvions, volets, je l’ai déjà dit, qui donnaient sur la campagne, arrêtèrent la parole sur ses lèvres et me causèrent une poignante émotion.

Edmond se contenta de sourire tristement et tira de ses poches une paire de pistolets à doubles canons.

Quelques secondes s’écoulèrent pleines d’anxiété pour Verdier et pour moi, car quant à Edmond, quoi qu’il fût le personnage le plus intéressé dans cette scène de danger et de terreur, il conservait le même sourire sur les lèvres, le même calme dans sa contenance.

Bientôt de nouveaux coups retentirent, frappés avec plus de violence.

Il fallait, nous le comprîmes Verdier et moi, absolument prendre un parti, mais nous étions tellement émus que nous ne savions auquel nous arrêter.

— Que faire, me dit vivement mon hôte à voix basse. Ouvrir cette fenêtre ? c’est donner entrée à l’ennemi. Répondre, c’est trahir notre présence. Rester silencieux et attendre passivement les événements ? c’est nous livrer pieds et poings liés et prendre la seule ressource qu’il nous reste : celle de pouvoir prendre, selon les circonstances, une vigoureuse initiative.

— La ligne droite est mon chemin favori, mes amis, nous dit à son tour Edmond qui jusqu’alors avait gardé le silence. On frappe, ouvrons.

Avant que nous eussions le temps de nous opposer à son action, le jeune proscrit se précipita vers la fenêtre, en fit jouer brusquement l’espagnolette, et tirant les battants à lui, fit disparaître l’obstacle qui nous séparait de ceux que nous pensions être nos ennemis.

Seulement la brèche ouverte, Edmond ne l’abandonna pas. Le front haut, les yeux brillants, le regard assuré, il se plaça, tenant un de ses pistolets dans chaque main, devant la fenêtre.

Je m’attendais tellement à voir la chambre où nous nous trouvions envahie par une troupe de gardes nationaux et de gendarmes, que mon étonnement fut extrême, lorsqu’un seul homme, portant un costume déguenillé et ayant la figure recouverte d’un masque noir, apparut à nos regards.

— Ah c’est toi, Gérard, dit tranquillement Edmond. Ma foi, tu as frappé avec tant de violence que j’ai cru au moins à la présence d’une vingtaine de soldats ! Quel motif me vaut l’honneur de ta visite à pareille heure ?

Le nouveau venu, c’est-à-dire l’homme qu’Edmond venait d’appeler Gérard, enjamba avec précipitation le pan de mur sur lequel s’appuyait l’extrémité inférieure de la fenêtre, tira à lui les contrevents, puis répondant enfin à la question du jeune homme :

— Tu me demandes, lui dit-il, quel est le motif qui te procure l’honneur de ma visite à cette heure ? C’est l’intérêt que je porte à ton salut. Tu as été aperçu tantôt en te rendant ici, et comme une forte prime est offerte, tu le sais, à celui qui s’emparera de toi mort ou vif, les gendarmes ont été avertis, et il y a cent à parier contre un qu’au moment où je te parle ils sont déjà en campagne ! Allons, suis-moi, partons !

— Mon cher Gérard, répondit Edmond, je le remercie du plus profond de mon cœur de cette preuve de dévouement et d’amitié que tu me donnes en ce moment, en t’exposant ainsi pour me sauver : mais ma résolution bien formelle est de ne plus me déranger pour éviter les poursuites que l’on dirige contre moi. Je n’irai pas me livrer de gaieté de cœur à cette meute altérée de mon sang qui me suit à la piste avec tant d’acharnement, mais je ne veux pas non plus que les aboiements de ces chiens enragés me troublent dans mes occupations et dans mes plaisirs… J’ai été assez traqué, j’ai assez fui comme cela… À présent, Gérard, que tu connais mes intentions, ne perds pas de temps à vouloir me prouver que j’ai tort ; tu dois savoir que quand je m’arrête à une idée, rien ne peut n’en faire changer. Merci, encore une fois, et au revoir ou adieu !

— Te figures-tu donc, s’écria Gérard, que je l’abandonnerai ainsi ! Tu me juges bien mal. C’est vrai que je tiens à la vie, et que je ferai tout ce qu’il est humainement possible de faire pour sauver la mienne, toutefois cet amour n’est pas tellement grand qu’il puisse me conduire à commettre une lâcheté. Nous nous sommes promis une alliance défensive ; on doit venir l’attaquer, je reste.

— C’est très-bien, monsieur, m’écriai-je en sortant de derrière un des volets où je m’étais tenu caché depuis l’arrivée du nouveau venu. Edmond, j’aime à le croire, changera de résolution en comprenant que son obstination peut entraîner votre mort.

Le nommé Gérard, en me voyant ainsi apparaître, se rejeta vivement en arrière et tirant un pistolet de la poche de sa carmagnole :

— Trahison ! s’écria-t-il, nous sommes perdus !

— Où voyez-vous une trahison et en quoi êtes-vous perdu ? lui demandai-je fort étonné de son geste et de ses paroles.

— Je comprends l’erreur de Gérard, dit Edmond en riant aux larmes, votre uniforme d’officier de la République et par-dessus tout votre figure, qu’il n’a pas eu encore le temps d’oublier, expliquent suffisamment sa surprise. Il se figure sans doute que la façon dont il a agi envers vous avant-hier, lorsqu’après s’être emparé par surprise de votre fusil il a voulu vous fusiller, vous tient encore au cœur et que vous voulez en tirer vengeance. Rassure-toi, Gérard, continua Edmond, le citoyen nous a pardonné à toi et à moi notre incartade en faveur de nos malheurs…

— Je ne puis avoir peur de monsieur, dit Gérard en désarmant son pistolet, puisque je ne crains personne au monde, excepté toi, pourtant, Edmond, qui m’en imposes d’une façon extraordinaire, et qu’il ne m’est pas possible de m’expliquer. Seulement, je tenais à ne pas tomber vivant comme un imbécile entre les mains des citoyens sans-culottes.

— Vous êtes sans doute, monsieur, un noble émigré ? demandai-je à l’ami d’Edmond.

— Moi, noble ! me répondit-il en accompagnant ses paroles d’un gros éclat de rire. Oh ! que non !… Avant la révolution, j’occupais une place de concierge.

— De concierge ! répétai-je avec étonnement.

— Oui, citoyen, de concierge ! Ce qui n’empêche pas que l’on ne me poursuive aujourd’hui comme étant un aristocrate…

— Vraiment vous m’étonnez beaucoup ; je voudrais bien connaître votre histoire.

— Elle n’est pas longue : j’ai passé la première moitié de ma vie comme soldat dans un régiment, la seconde comme concierge derrière une porte. Toutefois, si je vous racontais les événements qui se sont accomplis pendant les derniers huit jours que j’ai rempli ces modestes fonctions, je vous assure, pour peu que vous aimiez l’odeur de la poudre, que vous m’écouteriez sans m’interrompre et avec un grand plaisir.

— Je raffole de l’odeur de la poudre ; racontez !

— Merci, cela demanderait trop de temps ; car j’espère toujours que M. Edmond ne va pas s’obstiner à attendre ici l’arrivée des gendarmes…

— Moi, que le diable m’emporte si je bouge ! s’écria Edmond.

— Monsieur Edmond, lui dis-je, pardonnez-moi si j’insiste pour que vous suiviez le conseil de votre ami Gérard. Je vous ferai observer qu’il ne s’agit pas seulement en ce moment de vous, mais encore de madame votre sœur ! songez