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crois que je la mérite… Au reste, si vous désirez connaître ma simple histoire, je suis prêt à vous la raconter.

— Si ce récit ne vous est pas trop pénible à faire, je serais, en effet, charmé de l’entendre…

— Pourquoi me serait-il pénible ? Je n’ai rien à me reprocher !… Voici donc en peu de mots…

— Je demande la parole, s’écria Verdier en interrompant son cousin et en se tournant de mon côté : Edmond, quoique je ne mette nullement en doute sa véracité, éprouve une telle aversion pour les compliments, qu’il ne manque jamais, quand il se met en scène, d’affaiblir ses mérites et d’amoindrir autant que possible ses qualités… Je demande donc à le remplacer dans son rôle de narrateur.

— Accordé ! dis-je en riant.

Verdier, sans perdre de temps, rapprocha sa chaise de la mienne et s’empressa de prendre la parole de peur d’être devancé par son cousin.


III

« Lorsqu’Edmond naquit, j’avais alors vingt ans ; or, comme je ne l’ai jamais perdu de vue depuis, je me crois plus en droit que qui que ce soit de prétendre le connaître. Edmond, dès sa plus tendre jeunesse annonça des dispositions belliqueuses tout à fait en désaccord avec les idées que son père, mon oncle, avait sur son avenir, car il rêvait pour son fils la prêtrise.

Disciplinant les petits vagabonds des environs et les formant à la tactique militaire, qu’il semblait avoir devinée, Edmond ne tarda pas à se trouver à la tête d’une véritable armée de gamins, qui se signala bientôt par de telles prouesses sur les communes voisines, que le père d’Edmond, désespéré des instincts que montrait son fils et renonçant à les lui faire perdre, dut abandonner l’idée de faire entrer ce précoce chef de partisans dans les ordres.

Envoyé à Grasse pour y commencer ses études, Edmond de turbulent et d’indiscipliné qu’il était, devint un travailleur remarquable, et ses progrès furent tels qu’il était à dix-sept ans le plus jeune et le plus brillant étudiant de l’université d’Aix, où il prit ses grades, et fut nommé avocat avec un succès prodigieux.

Bon et généreux à l’excès, Edmond, pendant son séjour à l’Université, acquit, sans la rechercher et sans s’en douter, une immense influence sur ses camarades.

Prodigue de sa bourse et de coups d’épée, le malheureux et le persécuté étaient sûrs de trouver en lui protection et secours.

Enfin arriva la révolution.

Vous devez comprendre avec quel enthousiasme mon cousin accueillit les idées généreuses et les belles utopies des novateurs.

L’abolition des privilèges, l’affranchissement du peuple, cette fraternité touchante et universelle que l’on présentait comme une chose si facile, trouvèrent en lui le champion le plus fervent et le plus dévoué de toute notre province.

Edmond, populaire dès son début, car tous ses amis de l’Université, qui avaient été à même de l’apprécier, prônaient et chantaient partout ses louanges ; Edmond, dis-je, après avoir organisé avec une rare habileté la garde nationale de Grasse, devint presque de suite administrateur, président du district.

Je me rappelle encore l’enthousiasme que le jeune élu montrait alors pour la liberté ; il était ivre de patriotisme et de bonnes intentions ; il croyait à la fraternité du monde entier !

Hélas ! ce beau rêve dura peu : les hommes rusés et pratiques, voyant le succès de la révolution grandir de jour en jour, ne tardèrent pas à se montrer et à fouler aux pieds les dupes généreuses qu’ils avaient mises en évidence à l’heure du danger, et qu’ils renversaient le moment de la récolte venu.

Edmond fut d’abord destitué de son poste d’administrateur président du district ; mais la popularité dont il jouissait alors était telle que le peuple se révolta à cette injustice et que les habiles durent lui rendre ses fonctions.

Seulement, à partir de ce moment, une ligue contre mon cousin se forma parmi les habiles qui, connaissant ses bonnes intentions et sa loyauté, comprirent que sa perte était nécessaire à l’impunité de leurs crimes.

On commença donc à faire agir la calomnie et à représenter Edmond comme un aristocrate.

Des habitudes d’élégance de mon cousin, donnèrent peu à peu une certaine consistance à ces propos, et l’indignation qu’il montra publiquement aux premiers excès que commit la révolution, finirent par lui aliéner l’esprit des masses.

Enfin les choses en arrivèrent à un tel point que les amis d’Edmond commencèrent à trembler pour sa propre sûreté et lui conseillèrent de prendre la fuite.

À toutes nos remontrances et prières, Edmond nous répondait toujours avec le même sang-froid : « À qui bon me cacher, puisque ma conscience ne me reproche rien ? »

Dans la maison où demeurait Edmond habitait un pauvre ménage d’ouvriers à qui il avait souvent rendu service ; ces braves gens avaient deux petites filles âgées de six et sept ans, que mon cousin avait prises en affection et qu’il aimait comme si elles eussent été ses enfants.

Un soir que mon cousin rentrait chez lui, il fut, ainsi qu’il en avait l’habitude, embrasser ses petites protégées dans leur berceau ; quoiqu’il fût assez tard les enfants ne dormaient pas : elles l’attendaient.

— Mon bon Edmond, lui dit la plus âgée des deux petites, il est venu tantôt des gendarmes avec beaucoup de vilains hommes armés de piques pour te chercher !… Ils ont fait promettre à papa et à maman de ne rien te dire, et ils doivent revenir cette nuit pour te conduire en prison !… Sauve-toi, mon bon ami, sans cela ces méchants te feraient du mal !…

Edmond embrassa tendrement la charmante enfant, et vaincu par l’acharnement que l’on mettait à le poursuivre, il se décida enfin à prendre la fuite.

À peine venait-il de mettre le pied dans la rue, qu’au bruit produit par la marche régulière d’une patrouille qui s’avançait, il voulut rétrograder et prendre une autre direction ; mais, hélas ! il n’avait pas fait encore vingt pas, qu’il s’aperçut que du côté opposé débouchait également un autre détachement de troupes.

Vous m’avouerez que, dans une position aussi désespérée, tout homme eût perdu la tête ; Edmond seul pouvait conserver son sang-froid et sa présence d’esprit.

Son parti fut bientôt pris.

Se blottir dans un angle de maison, c’était se livrer ; essayer de rompre par la force le cercle de baïonnettes qui l’enveloppait, c’était se dévouer sans aucune chance de succès à une mort certaine.

Edmond ramassa plusieurs pierres que, par, bonheur, il trouva à ses pieds, et se mit à les lancer en hauteur, de façon qu’elles retombassent soit sur la tête des gendarmes, soit derrière eux.

Ceux-ci, se croyant attaqués, se retournèrent pour courir après l’ennemi invisible qui les harcelait, et Edmond donnant, selon que les gendarmes s’éloignaient de lui, une plus grande portée à ses projectiles, finit par faire dépasser à la patrouille, induite en erreur, une rue adjacente par laquelle il put se sauver.

Depuis cette époque, la vie d’Edmond n’a plus présenté qu’une suite non interrompue de privations et de dangers. Il y a quelques jours qu’un aubergiste l’a dénoncé au comité révolutionnaire ; le lendemain, il fut poursuivi par les gardes nationaux de notre ville, qui lui tirèrent un grand nombre de coups de fusil !…

— Oh ! la reconnaissance du peuple ! s’écria alors Edmond en soupirant profondément et sans achever sa pensée.

— Mon cher monsieur, lui répondis-je, le peuple n’est pas aussi ingrat que vous pourriez le croire, en sacrifiant, ainsi qu’il le fait souvent, ceux qui veulent réellement bien-être, car le peuple, avec cet instinct exquis qu’il possède à certaines heures, ne peut avoir confiance en ceux qui