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fiance qui me fasse vous répondre d’une façon aussi évasive !… Je ne sais pas au juste, je vous le répète, ce que je suis…

— Voilà un aveu qui me semble assez naïf.

— Mon Dieu, il ne prouve qu’une chose, c’est que je suis plus franc que le reste des hommes.

Depuis cette conversation, nous eûmes, Verdier et moi, le bon sens de ne plus jamais parler politique ; je prie le lecteur de croire que nos causeries du soir n’en furent pas moins agréables pour cela.

Il y avait une semaine passée que le bataillon se reposait à Grasse, lorsqu’un matin, ne sachant que faire, je pris un fusil de munition, et le chargeant avec de la cendrée, je m’en fus parcourir les champs avec l’intention de tuer quelques oiseaux.

Il était près de deux heures de l’après-midi, et je songeais déjà à retourner en ville, lorsque j’aperçus de fort belles ruines qui surmontaient une colline assez haute et escarpée, située à peu près à un quart de lieue de l’endroit où je me trouvais.

Un laboureur, qui travaillait dans les environs et que j’interrogeai, m’apprit que ces ruines avaient été autrefois une maison de Templiers ; je résolus de les visiter.

Parvenu aux pieds de ces murs épais, qui avaient dû subir le choc de tant d’assauts, et que le temps seul avait pu détruire, je m’assis sur une pierre, et je me mis à contempler les hauts et anciens donjons de l’antique château, en me représentant les scènes animées, joyeuses ou sanglantes dont ils avaient dû être les témoins.

Saisi peu à peu par le charme que me présentait cette évocation du passé, je me laissai aller à une rêverie qui m’absorba tellement que j’oubliai bientôt et l’heure de mon repas qui allait sonner, et la distance qu’il me restait à franchir pour aller à Grasse.

J’ignore combien de temps eût duré cette rêverie, si une voix dure et impérieuse qui retentit tout à coup derrière moi, ne fut venue m’en arracher.

Je me retournai vivement, et que le lecteur juge de la surprise que je dus éprouver lorsque j’aperçus deux hommes, l’un jeune et l’autre assez âgé, du moins à en juger par leur contenance, dont le visage était recouvert par un bandeau d’un léger taffetas noir qui voilait entièrement leurs traits.

Mon étonnement ne tarda pas à faire place à la crainte, quand en voulant saisir mon fusil que j’avais placé à mes côtés, je vis que le plus âgé des deux hommes masqués s’en était emparé.

— Qui vous a permis de toucher à mon arme ? m’écriai-je avec fermeté et d’un ton impérieux, afin de tâcher de lui en inspirer par ma contenance.

À cette question, l’homme masqué se retourna vers son jeune compagnon, et éclatant de rire :

— Que penses-tu de cette question, Edmond, lui demanda-t-il. Quant à moi, je ne te dissimulerai pas qu’elle me semble extrêmement plaisante. Ce militaire doit être doué d’une rare naïveté d’esprit ! Veux-lu que nous nous amusions un peu à ses dépens ?…

— Vous amuser à mes dépens, repris-je en sentant le rouge de la colère me monter au front. Je doute que vous réussissiez ; citoyens.

— Ah ! ah ! tu te fâches, s’écria mon mystérieux interlocuteur.

— Cet officier a raison, dit le jeune homme en interrompant son compagnon. Ta conduite, mon ami, n’est pas, en cette circonstance, ce qu’elle devait être ; une épaulette française se respecte toujours…

— C’est selon qui la porte ! s’écria avec violence l’insolent personnage. Au reste, tu sais nos conditions : nous nous devons une alliance défensive, mais à cela près, nous sommes libres chacun de nos actions personnelles !… J’ai donc le droit d’interroger ce militaire.

— C’est juste, tu as ce droit, répondit le jeune homme.

— Et celui, si bon me semble, de lui brûler la cervelle, dans le cas où ses réponses ne seraient pas ce qu’elles doivent être.

À ces paroles, que son compagnon prononça avec une grande violence, le jeune homme fit un signe affirmatif de tête, comme à regret et garda le silence.

— À présent que tu es averti, et que tu sais ce qui te menace, réponds où tais-toi, selon que bon le semblera, continua le masque en s’adressant à moi. Je n’en vais pas moins commencer mon interrogatoire.

— Répondez, citoyen, je vous en conjure ! me dit alors le jeune homme d’une voix douce et suppliante.

Mon interlocuteur, en entendant son compagnon me parler ainsi, haussa les épaules, et se retournant vers moi :

— Quelle est ton opinion politique ? me demanda.

— Je suis et je serai toujours républicain.

— Ce n’est pas là répondre. Es-tu fédéraliste ou montagnard ?

— Ni l’un ni l’autre, car les fédéralistes veulent perdre la France, et les Montagnards la déshonorent…

— C’est ce que beaucoup de gens sensés pensent ! s’écria le jeune homme. Allons, mon ami, je crois que tu n’as rien à reprendre dans les paroles que cet officier vient de prononcer ? Le soleil disparait à l’horizon… partons…

— Tu te contentes facilement, Edmond ! cette réponse ne me satisfait nullement… et je veux…

— Que veux-tu, Gérard ?

— Ma foi, purger la terre d’un sans-culotte dangereux ! Fusiller cet homme !

À cette menace prononcée avec une véhémence qui montrait à quel point elle était sérieuse, mon cœur se serra douloureusement, mais rappelant à moi toute ma force de volonté pour ne point laisser deviner mon émotion :

— Il fallait m’avertir de suite que vous étiez des voleurs et des assassins, m’écriai-je, de cette façon j’eusse évité la honte de discuter avec vous ! Je ne vous demande à présent qu’une grâce, que vous me permettiez d’écrire un mot à ma famille, et vous, monsieur, continuai-je en m’adressant particulièrement au plus jeune des deux hommes masqués, vous, qui, moins endurci dans le crime, m’avez montré quelque pitié, promettez-moi que vous ferez passer cette lettre au citoyen Verdier, chez qui je demeure à Grasse…

— Vous demeurez chez Verdier ! s’écria le jeune homme avec surprise ; alors je vous connais et vous n’avez plus rien à craindre. Gérard, poursuivit-il en s’adressant à son compagnon, fais-moi le plaisir de laisser cet officier tranquille ! Ah ! ne réponds pas… ou je me fâcherai !… Or, tu sais que quand je me fâche, il ne fait pas bon d’être l’objet de ma colère…

Le jeune homme prononça ces paroles d’un ton tellement impérieux que je craignis un moment qu’elles n’excitassent la brutalité de son compagnon ; il n’en fut rien : baissant la tête et rongeant son frein, ce dernier les accueillit avec une grande soumission.

— Tu me permettras bien, Edmond, lui dit-il seulement, de garder le fusil dont je me suis emparé…

— C’est trop juste ! Allons, partons.

— Citoyen, me dit le jeune homme en se dirigeant vers l’intérieur des ruines du château, et en m’adressant un gracieux salut, veuillez, je vous en prie, être assez complaisant et assez bon pour vouloir reprendre et conserver, pendant dix minutes, la place que vous occupiez lorsque nous sommes venus vous déranger.

Je m’empressai d’obéir à cette invitation.

Dix minutes plus tard, lorsque je me retournai, les deux hommes masqués avaient disparu !

Aussi intrigué que confus de cette aventure, je me hâtai de me remettre en route pour la ville, où je n’arrivai que la nuit.

— Eh bien, infatigable Nemrod, qu’avez-vous donc fait de votre gibier, me demanda Verdier en me voyant entrer. Je n’aperçois pointer ni les cornes d’aucun cerf, ni la hure d’aucun sanglier !… Tiens ! mais voilà qui est plaisant… vous revenez sans fusil !…

— Oui, Verdier, j’en conviens, j’ai été désarmé par surprise.