Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/6

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À sept heures, les tambours commencèrent à résonner ; ma mère et mes sœurs éclatèrent en sanglots.

Mon père, voulant atténuer la violence de cette douleur, leur proposa de m’accompagner jusqu’à la place publique, où je devais me réunir, je ne dirai pas à mes compagnons de gloire, mais d’infortune ; il espérait que la présence de la foule forcerait ma mère et mes sœurs à faire un violent effort sur elles-mêmes pour cacher leur chagrin.

C’était un triste spectacle que celui qui nous attendait sur la place ! De tous les côtés on ne voyait que pleurs, on n’entendait que sanglots. Que de jeunes filles, que de mères, que de parents désolés ! Les gémissements dominaient le bruit du tambour et celui de la musique ; jamais je n’ai assisté à une pareille scène de désespoir.

Au reste, une chose digne de remarque et qui me frappa, fut que du milieu de cette douleur bruyante pas une seule protestation ne s’élevait contre la réquisition. À cette époque la Terreur énervant toutes les volontés, avait déjà façonné les masses à une obéissance passive ; on se lamentait et on obéissait, mais on n’osait même plus se plaindre.

Enfin le signal du départ fut donné : je serrai une dernière fois dans mes bras, ma famille et ma fiancée, puis j’entrai dans les rangs. La colonne bleue se mit alors en mouvement, et traversa rapidement La ville. Bientôt après, nous disparaissions sur la grande route, sous un nuage de poussière soulevé par nos pas !


II

Je fus pendant plusieurs jours tellement absorbé par ma douleur, que je restai complètement étranger aux objets présents à ma vue ; je suivais machinalement mes compagnons sans avoir la conscience ni de la distance ni des lieux, et je serais fort embarrassé aujourd’hui s’il me fallait parler des villes par où nous passâmes en suivant la route de Nevers.

Le premier événement qui éveilla mon attention, fut une querelle violente entre deux de mes camarades et dont je fus témoin. Le motif de cette rixe, car les deux adversaires en étaient venus aux voies de fait et échangeaient des coups de poing avec une ardeur sans pareille, était des plus futiles ; il s’agissait de quelques châtaignes que l’un des deux avait soustraites à l’autre.

— Nos camarades auraient bien, dû nous éviter ce scandale, dis-je à un jeune volontaire, spectateur comme moi de ce pugilat furieux. Quand on a l’honneur ou le malheur de porter l’uniforme, on devrait se souvenir que l’on a un sabre à son côté et ne pas se battre comme feraient deux portefaix.

— Mais, camarade, me répondit le volontaire, vous voyez bien qu’un duel est impossible entre ces deux amis.

— Pourquoi donc cela ?

— Mais parce que la hiérarchie militaire s’y oppose. Un simple tambour n’a pas le droit de croiser le fer avec un lieutenant.

— Quoi ! c’est notre tambour et notre lieutenant qui se démènent ainsi ?

— Eux-mêmes ; et c’est le tambour qui a commencé.

— Drôle de discipline ! Après tout, je ne vois pas trop qu’un échange de coups de sabre porterait plus atteinte à la discipline qu’un échange de coups de poing !

— Au fait, vous avez raison ; mais les deux champions n’ont jamais touché une arme de leur vie, et ils sont habitués aux gourmades, cela les excuse un peu.

À la suite de cette rixe honteuse, qui finit par des petits verres d’eau-de-vie que les combattants burent en trinquant, je m’informai des officiers qui nous commandaient, et voici ce que j’appris : notre capitaine, que son âge (il avait passé la quarantaine) exemptait de la réquisition, était un avocat à qui il avait toujours manqué une cause : désespérant de l’avenir et voulant se dédommager du passé, il s’était engagé parmi les volontaires, et avait parlé avec tant d’abondance le jour de l’élection, qu’on s’était vu forcé de le nommer capitaine pour lui imposer silence.

La profession de notre lieutenant, avant que les suffrages de mes camarades l’eussent appelé à ses nouvelles fonctions, celui-là même qui achevait de nous donner ce beau spectacle de pugilat avec le tambour, était celle de menuisier. Demeurant tout près de la caserne, il avait fini par retenir, avec l’intonation exigée, certains commandements de manœuvre ; il s’était donc présenté comme un grand praticien, avait été cru sur parole, et promu à l’unanimité au grade de lieutenant.

Quant à notre sous-lieutenant, c’était un jeune niais de dix-huit ans qui quittait pour la première fois la maison paternelle. La façon grotesque dont il portait ses lunettes divertissait beaucoup les volontaires qui l’avaient pris pour plastron, et s’amusaient tout le long de la journée aux dépens de sa trop grande naïveté. Il devait son épaulette à ce que son père, ancien juge-mage, était, quoique la révolution lui eût enlevé sa charge, fort aimé et estimé.

On conçoit avec de pareils officiers quelle devait être la discipline de notre détachement : la plupart du temps ; lorsque nous passions dans les bourgs, les paysans s’empressaient, et je suis forcé de reconnaître qu’ils n’avaient pas tort, de fermer leurs portes.

À Moulins, nous donnâmes aux habitants de la ville un spectacle singulier, qu’ils n’oublièrent probablement pas de sitôt : nous voulûmes faire l’exercice.

Je ne puis me rappeler sans rire l’incroyable confusion qui suivit ce malheureux essai : ce fut un pêle-mêle à ne pas s’y reconnaître ; le grotesque atteignit jusqu’au sublime.

— Capitaine, dis-je le soir même de ce jour à notre commandant en chef, j’ai bien peur, quand nous sous trouverons en face de l’ennemi, que nous fassions une triste figure.

— Citoyen, me répondit-il avec dignité, votre propos, prenez-y garde, est séditieux, Sachez que des démocrates ne peuvent jamais être vaincus.

Le lendemain de notre déplorable essai guerrier, arriva par bonheur dans la ville un représentant du peuple suivi d’un bataillon de la Côte-d’Or. Ce représentant, chargé de l’organisation des troupes, nous amalgama, sans entrer dans aucune explication, parmi les hommes de son bataillon.

Notre capitaine, furieux de la perte de ses épaulettes, nous fit d’un air maussade et brusque ses adieux et s’en retourna chez lui.

Quant à moi, grâce à cet heureux privilége que possède la jeunesse d’oublier vite le passé et de se mettre de suite à la hauteur du présent, je me trouvai tout fier d’être incorporé parmi les grenadiers d’un corps régulier, et je commençai à penser que la vie militaire pourrait bien ne pas être une aussi triste chose que je me l’étais imaginé jusqu’alors. Je laissai voir la bonne volonté et le zèle nouveau qui m’animaient avec tant d’abandon et de franchise, que mes camarades y furent sensibles et que peu de jours après ils me nommèrent caporal. J’eus alors sous mes ordres mes deux anciens officiers, c’est-à-dire mon lieutenant et mon sous-lieutenant, le menuisier tacticien et le fils du juge.

Ce fut ainsi que, par un décret de deux lignes, vingt mille officiers et plus de cent mille sous-officiers redevinrent simples soldats. Une pareille opération, d’ailleurs bonne et nécessaire, ne pouvait être faite que dans une armée de jeunes miliciens, qu’en l’an II de la République, et que par le Comité de salut public.