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je distingue le bruit régulier d’un balancier… Que faire, Anselme ?

— Dame, leur laisser faire leurs assignats, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de nous y opposer, et nous rendormir.

— Mais demain matin ?

— Eh bien ! quoi, demain matin ?

— Ne trouves-tu pas qu’il serait de notre devoir d’aller prévenir notre capitaine de notre découverte ?

— Je ne sais pas trop. Nous avons été envoyés à Chevrières pour rechercher des insoumis et non des faux-monnayeurs ! Je n’aime point, moi, me mêler des affaires qui ne me regardent pas personnellement.

— Cependant, connaître un crime et ne pas le révéler, n’est-ce pas s’en rendre complice ? Qu’un proscrit se déguise en paysan pour se soustraire au couperet révolutionnaire, je n’ai rien à voir à cela, et je préférerais plutôt me faire tuer à le dénoncer ! Mais des faux-monnayeurs, Anselme !…

— Au fait, oui, c’est bien grave. Eh bien, nous parlerons au capitaine : en attendant, recouchons-nous et tâchons de finir tranquillement notre sommeil, si souvent interrompu !

— Je n’ai plus sommeil ; dors en paix, je veillerai.

Anselme ne se fit pas répéter cette invitation : il s’étendit sans plus tarder sur sa paille, tandis que je fus me mettre, — car il faisait, dans la pièce où nous nous trouvions, une chaleur qui m’incommodait, — sur le seuil de la porte d’entrée.

Il pouvait y avoir une demi-heure environ que je respirais le frais, lorsqu’il me sembla apercevoir à travers les ombres épaisses de la nuit, et à une centaine de pas de moi, se mouvoir comme des ombres.

Je pris mon fusil, et, voulant éclaircir ce nouveau mystère, je m’avançai doucement sur la pointe des pieds, et presque en rampant, dans la direction où j’avais entrevu ces espèces de fantômes. Favorisé par un accident de terrain, qui me permit d’avancer sans me découvrir, j’atteignis une haie touffue, où je me blottis, malgré les ronces et les épines qui déchiraient mes vêtements et ensanglantaient mes mains.

Que l’on juge de mon étonnement, lorsque je vis sortir d’une assez grande et belle maison, la plus remarquable de Chevrières, une centaine d’hommes armés de faux et de fusils. Cependant le matin, lors de notre arrivée dans le village, à peine y avions-nous trouvé, je l’ai déjà dit, une vingtaine d’habitants, tant enfants que vieillards ! Comment pouvait-il donc se faire que d’une seule maison sortit une troupe de monde aussi considérable ? Je me perdais en conjectures.

Au reste, mes découvertes s’arrétèrent là ; car ces hommes ayant échangé entre eux quelques mots d’une voix tellement basse, qu’il me fut impossible d’en saisir un seul, ne tardèrent pas à se séparer, et s’éloignèrent dans différentes directions.

Après une nouvelle heure d’attente, pendant laquelle aucun événement remarquable ne survint, je me décidai à abandonner mon poste d’observation et à regagner ma chaumière.

Je venais, non sans peine, de sortir de mon buisson, quand je me trouvai face à face avec un homme, que l’obscurité ne me permit d’apercevoir que confusément.

— Qui vive ! m’écriai-je en armant mon fusil.

— Français et ami, me répondit l’inconnu d’une voix calme et sonore.

— Que faites-vous à cette heure dehors ?

— Je suis un pauvre laboureur qui, n’ayant pas de serviteur pour l’aider dans ses travaux, se trouve obligé de partir à quatre heures pour les champs, me répondit-il.

— J’en suis fâché, mais vous ne passerez pas !

— Pourquoi cela, militaire ? Je ne sache pas qu’il existe de loi qui défende à un citoyen de se rendre à l’heure qu’il lui plaît à son travail.

— Il n’est pas question ici de loi, il s’agit seulement de ma volonté ; or, ma volonté est que vous me suiviez à l’instant chez mon capitaine.

— Si c’est là la façon dont vous comprenez la liberté, citoyen, il me serait, je le vois, inutile de discuter avec vous, car vous possédez un argument auquel je ne puis répondre : votre fusil ; marchez, je vous suis.

— Écoutez, lui dis-je, je ne suis ni un délateur ni un républicain farouche, mais bien un soldat. Or, comme certains motifs me font supposer que le détachement dont je fais partie est exposé, en ce moment, à une trahison et qu’il court des dangers, je vous arrête provisoirement pour que vous m’aidiez à éclaircir ces soupçons.

— C’est différent, citoyen, je n’ai plus rien à dire ; vous faites votre devoir. Mais savez-vous seulement où demeure votre capitaine ?

— Ma foi, je vous avouerai que non. Je connais à peine le village de Chevrières pour l’avoir parcouru pendant la journée, et, par la nuit obscure qui nous enveloppe, il me serait difficile de m’y diriger avec certitude.

— Alors, c’est moi qui vais vous conduire auprès de votre officier, dit l’inconnu en m’interrompant ; il demeure justement chez moi.

Le laboureur, s’arrêtant après avoir fait quelques pas, devant cette grande et belle maison dont j’ai déjà parlé, et d’où j’avais vu sortir les hommes armés :

— C’est ici, me dit-il ; entrons.

L’habitant de Chevrières passa le premier, et, appelant à haute voix un domestique, il ordonna qu’on apportât de la lumière. Au même instant, un grand et robuste montagnard se présenta avec une lanterne.

— Éclairez-nous, Jean, lui dit mon prisonnier ; nous allons chez le capitaine.

Jean traversa trois à quatre pièces dont j’admirai, en le suivant, la propreté, et s’arrêtant devant une porte fermée :

— Faut-il frapper ? demanda-t-il en s’adressant à son maître.

— Oui, Jean, frappez, mais doucement, car il est possible que le capitaine ne dorme pas encore.

— Ma foi, monsieur, dis-je au laboureur, je trouve étrange que, possédant une maison aussi bien tenue qu’est celle-ci, vous n’ayez pas le moyen de louer un homme de peine, qui vous permettrait de reposer à votre aise, au lieu de vous lever, comme vous le faites, à quatre heures du matin, pour aller travailler aux champs…

J’allais continuer, lorsque je fus interrompu par la voix du capitaine qui, d’un ton d’effroi, demandait ce qu’on lui voulait.

— C’est un de vos soldats qui désire vous parler, répondit le laboureur.

Un moment après, le capitaine, un flambeau d’une main et son épée de l’autre, entr’ouvrait la porte de la chambre avec précaution, et me reconnaissant à mon uniforme :

— Que me veux-tu à pareille heure ? me demanda-t-il brusquement.

Je remarquai que notre commandant était d’une pâleur extrême, que son regard avait quelque chose d’inquiet et d’agité ; quant au laboureur, un sourire ironique et plein de mépris relevait la lèvre supérieure de sa bouche fine et bien dessinée, et donnait à sa physionomie qui, du reste, était fort belle, un air de hauteur singulier pour un homme de sa position.

— Voyons, quand tu resteras là, planté devant moi, silencieux et immobile, cela ne m’apprendra pas grand’chose, me dit le commandant après un moment de silence : avance et explique-toi ; que me veux-tu ?

— Je désirerais, capitaine, vous entretenir en particulier,