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il vous restera à me prouver, si nous tombons d’accord, que vous êtes en mesure de remplir votre engagement.

— Réellement, vous jouez de bonheur, marquis, car il est bien rare que l’on propose des millions à un homme pour accomplir une bonne action. Or, le service que je suis disposé à vous payer si cher est simplement un acte de justice.

— Ah ! Continuez…

L’exclamation de M. de Hallay contenait une nuance très-marquée de doute.

À son tour Joaquin hésita ; ce moment allait décider du sort de sa fille bien-aimée. La fortune colossale qu’il jetait dans la balance où devait se peser la destinée de son enfant lui semblait si peu de chose en comparaison de la liberté et du bonheur d’Antonia !

— Monsieur de Hallay, dit-il, je ne veux tomber ni dans une déclamation banale ni dans d’inutiles développements oratoires ; toutefois, laissez-moi vous rappeler qu’il s’agit en ce moment-ci, pour vous, d’une fortune princière. Votre acceptation, c’est la réalisation presque immédiate de vos rêves les plus extravagants, les plus insensés ; votre rentrée triomphale dans la société, une existence de luxe, de splendeurs et de plaisirs sans cesse renaissants, un enivrement continuel. Votre refus, au contraire, est une lutte sans aucune chance probable de succès, des fatigues inouïes, des privations affreuses, un sanglant et tragique dénoûment. Hésiter entre ces alternatives, ce serait, de la démence. Une pareille occasion se présente biens rarement une fois, mais jamais deux dans la vie.

— Quelque brillante que soit votre éloquence, señor Joaquin, elle est bien pâle, comparée au rayonnement d’un million. Or, il s’agit entre nous, non pas d’un million mais de plusieurs millions. Au fait donc, je vous prie : que demandez-vous ? qu’exigez-vous ?

Le Batteur d’Estrade hésita ; son cœur battait à se rompre. Enfin, enveloppant le marquis d’un long et solennel regard, si l’on peut, parler ainsi :

— Je vous demande la liberté d’Antonia ! dit-il d’une voix grave et lente.

Un sourd et lugubre silence suivit cette réponse. L’émotion des deux hommes était à son comble. Cinq minutes, qui parurent à Joaquin un siècle, s’écoulèrent ainsi ; le marquis, la tête cachée entre ses mains, réfléchissait ; le gonflement moite des veines de, son front trahissait l’agitation de son sang.

— Eh bien, monsieur ? demanda de nouveau, Joaquin, incapable de supporter plus longtemps cette incertitude.

Le marquis retira ses mains de devant sa figure : il était pâle comme un mort, mais ses traits portaient le cachet d’une résolution inébranlable.

— Vous l’aimez donc bien, vous aussi, señor ! s’écria-t-il avec une douloureuse et farouche ironie.

Le Batteur d’Estrade resta impassible.

— Ce ne sont ni des commentaires, ni des interrogatoires que je vous demande, c’est un oui ou un non !…

— Non.

— Ainsi, vous me refusez ?

— Oui.

Ces deux monosyllabes retentirent cruellement dans le cœur de Joaquin Dick, ; mais, préparé d’avance au coup affreux qui le frappait, il ne sourcilla pas ; il ressemblait au fier et courageux Indien qui, attaché au poteau des tortures, brave, humilie et fatigue, par son indomptable et tranquille fermeté, la rage impuissante de ses bourreaux.

— Vous avez eu tort, monsieur de Hallay, de consulter votre amour-propre dans l’acte le plus important de votre vie, reprit-il avec un flegme glacial, d’autant plus tort que votre orgueilleuse obstination aboutira fatalement pour vous à deux insuccès. Vous repoussez maintenant ma générosité, soit ; alors vous aurez à vous incliner bientôt devant ma force. Je vous jure que le jour du châtiment ne tardera pas à venir pour vous, et ce châtiment, marquis, égalera vos crimes. Il sera sans nom.

Le Batteur d’Estrade s’attendait à ce que son interlocuteur accueillerait ses menaces par des transports de colère ; cette fois il s’était trompé. Le marquis ne sourcilla point, et ce fut avec un sang-froid égal au sien qu’il lui répondit :

— Señor Joaquin, votre existence est enveloppée d’un mystère que je ne chercherai pas à percer. Qui que vous soyez, millionnaire, aventurier, grand seigneur ou vagabond, vous n’êtes pas, je le reconnais volontiers, un homme ordinaire. Ne vous abaissez donc pas vis-à-vis de moi jusqu’aux injures, vous gâteriez ainsi la position d’égalité que je veux bien vous accorder dans notre antagonisme ou notre rivalité !… L’ardente passion que j’éprouve pour Antonia est le seul, l’unique, motif de mon refus !… J’aime l’or, oui, c’est vrai, je l’aime et pour lui-même, et pour les jouissances qu’il procure. Je suis cupide, avare, prodigue et orgueilleux tout à la fois. Avec de pareils instincts, il est peu de choses que je ne sois prêt à entreprendre pour arriver à la fortune, c’est encore vrai, cependant je ne lui sacrifierai pas mon amour. Oh ! laissez-moi poursuivre, je vais m’expliquer. Quand j’ai rencontré Antonia, j’avais eu certes dans ma vie de nombreuses intrigues, beaucoup de caprices éphémères, quelques rivalités d’amour-propre ; mais, l’amour réel, inexorable, terrible, tel que je le connais maintenant, n’avait jamais enflammé mon sang de ses inextinguibles ardeurs ! Antonia a complété, si je peux parler ainsi, l’ensemble de mes passions ; elle m’a révélé l’emploi des forces inoccupées et comprimées qui jadis se combattaient sans cesse en moi, et me conduisaient à d’illogiques témérités !… Aujourd’hui j’ai un but : réussir ; ce n’est pas seulement, à mes yeux, amasser de l’or et éblouir la foule, c’est montrer à Antonia ma supériorité sur les autres hommes, c’est la forcer à me respecter, à me craindre, à m’aimer. À présent, señor Joaquin, que vous savez le vrai mot de mon refus, j’espère que vous vous épargnerez la peine d’insister.

Tant que M. de Hallay avait parlé, le Batteur d’Estrade avait conservé son impénétrable impassibilité, et pourtant les angoisses de son cœur dépassaient en souffrances les douleurs du patient attaché pantelant sur la roue. Il était sublime de dignité dans son martyre.

— Je vous remercie de votre franchise, marquis, dit-il, mais, comme je ne tiens pas à rester votre débiteur, je vous donnerai, en échange un avis… celui de ne pas chercher à revoir Antonia tant que vous serez dans l’Apacheria ?

— Pourquoi, señor ?

— Parce que au moment où votre pied se lèverait, soit