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corps par la fatigue, il passerait une nuit de fiévreuse insomnie : au lieu de rentrer dans sa tente, il se mit donc à parcourir le campement. À chaque instant la voix rude et méfiante d’une sentinelle, l’arrêtant dans sa promenade, lui prouvait que ses ordres étaient strictement exécutés, et que la plus grande vigilance régnait parmi les hommes de garde.

Enfin, après une heure d’une marche rapide et non interrompue, il se décida à rentrer : la fraîcheur de l’atmosphère s’était changée en un froid vif et piquant. L’hiver commençait à prendre possession du désert.

Quelques pas avant d’arriver, M. de Hallay trébucha contre un corps étendu par terre.

— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? dit-il en anglais.

God d’m my soul ! Je suis le fils de mon père et je repose ! grommela d’une voix brutale et enrouée le dormeur ainsi troublé et interpellé dans son sommeil.

Le marquis poursuivit son chemin tout en murmurant entre ses dents :

— Au pur accent yankee de ce drôle, j’étais certain à l’avance qu’il me répondrait une sottise ou une grossièreté. Quelles brutes que ces aventuriers américains !… Oui… mais il faut reconnaître aussi que ce sont bien les gens les plus hardis, les plus infatigables, les plus tenaces dans leurs projets que jamais la terre ait portés !… Qu’un jour cette race s’améliore, et alors elle sera… bah ! elle ne sera rien qui vaille, car sa force lui vient justement de deux sentiments qui s’opposent aux grandes choses : de l’égoïsme et de la cupidité.

Une fois qu’il fut rentré dans sa tente, M. de Hallay plaça sa carabine contre une chaise, sur laquelle il déposa ensuite ses pistolets ; puis, ayant débouclé le ceinturon qui lui serrait la taille, il se coucha à moitié, et sans se déshabiller, sur un étroit et petit lit portatif, recouvert d’un très-mince matelas. Une bougie en cire jaune et de fabrication mexicaine éclairait faiblement l’intérieur de la pièce de ses rayons incertains et blafards.

Tandis que le jeune homme appelait en vain, et malgré la promenade qu’il venait de faire, un sommeil que l’agitation de ses nerfs et le trouble de ses pensées éloignait de ses paupières, le dormeur yankee qu’il avait réveillé se livrait à un singulier exercice. Avec la pointe d’un couteau aiguisé comme une lame de rasoir, il fendait doucement l’une des parois en cuir de la tente qui abritait le marquis.

Quelque occupé qu’il fût à ce travail, qu’il accomplissait avec une lente activité pleine de prudence, s’il est permis de s’exprimer ainsi, celui que M. de Hallay avait pris pour un yankee n’en prêtait pas moins une oreille attentive aux moindres bruits qui s’élevaient au milieu du silence de la nuit !…


XXII

LA RANÇON.


Quoiqu’il se fût écoulé plus d’une demi-heure depuis qu’il s’était jeté tout habillé sur son lit, M. de Hallay ne dormait pas encore ! Le bras gauche replié sous sa tête, le dos appuyé sur sa couche et les jambes pendantes sur le sol, il était en proie à un affaissement physique et moral qui engourdissait ses nerfs et donnait des bourdonnements à son cerveau. Ses pensées, ordinairement si nettes, si arrêtées, si positives, étaient obscurcies comme par un épais brouillard ; sa torpeur était si grande que, loin de songer à combattre cette double léthargie momentanée du corps et de l’esprit, il l’acceptait au contraire avec une joie semblable à celle qu’éprouve le voyageur harassé de fatigue, lorsque sonne l’heure de la halte et du repos. Cependant un léger bruit qu’il avait cru entendre lui avait fait plusieurs fois relever lourdement la tête ; à la fin, persuadé qu’il se trompait, il avait cessé d’y faire attention.

Tout à coup il tressaillit, il venait de sentir un souffle humide et chaud passer sur son visage ; presque au même instant une voix ironique et clairement accentuée retentit à deux pas de lui, et le fit bondir sur son lit.

— Quel touchant tableau présente le sommeil et le repos du juste ! disait-elle cette fois en français.

Le premier mouvement de M. de Hallay fut de prendre ses pistolets, ils n’étaient plus sur la chaise où il les avait déposés ; sa seconde action, de s’élancer hors de sa couche ; une main de fer l’arrêta dans son élan.

— Ne bougez pas, ne criez pas ou je vous tue, reprit la voix. Bien ! voici que vous êtes raisonnable ! Marquis, je suis votre très-humble serviteur ! J’espère que vous vous êtes toujours bien porté depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir à San-Francisco ?

— Joaquin Dick ! murmura M. de Hallay.

— Lui-même, pour vous servir !… Mais permettez que je m’asseye, marquis, j’ai dû ramper pendant près d’un mille avant d’arriver jusqu’ici. Ce genre de locomotion exige une extrême tension des muscles. Je suis presque fatigué !

Le Batteur d’Estrade n’avait pas achevé de prononcer cette phrase, que déjà M. de Hallay, c’est une justice à lui rendre, avait recouvré toute sa présence d’esprit et tout son sang-froid.

— Que me voulez-vous, señor Joaquin ? Quel motif me vaut l’honneur de cette visite nocturne… et un peu irrégulière ?…

— Irrégulière est une expression dont je dois vous savoir gré, monsieur ; car, réellement, vous auriez pu taxer ma visite d’inconvenante… Mon excuse est dans l’urgence d’une communication des plus importantes pour vous que j’ai à vous faire. Et puis, vous savez qu’au désert on n’est pas trop rigoriste sur l’étiquette, on y tolère un certain laisser-aller… Ah ! ah ! voici que vous ne m’écoutez plus… Tiens, ce sont vos pistolets qui attirent votre attention ? Je les ai placés, ainsi que votre carabine, hors de votre portée, justement afin de vous éviter des distractions !… Bon ! autre chose ! voici que vous vous ramassez sur vous-même avec l’intention de vous élancer sur moi. Cette manœuvre m’est familière… j’ai souvent chassé le tigre et la panthère. Restez donc tranquille : votre gymnastique ne vous réussirait pas. Ne voyez-vous point, marquis, que, depuis que je vous parle, j’ai constamment laissé mes mains dans mes poches ? Que diable ! un homme comme vous ne devrait pas ignorer qu’il faut toujours se méfier, au désert, d’un interlocuteur