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Peu à peu la nuit arriva. : M. de Hallay se blottit contre la partie du rocher la plus éloignée du précipice ; il craignait l’agitation de son sommeil ; il avait tort, car jusqu’au lendemain matin il ne lui fut pas possible de fermer les yeux.

Quant à Joaquin Dick, enveloppé dans son zarape, il ressemblait à une statue égyptienne. Son immobilité de pierre cachait l’agitation de son cœur ; les lointains souvenirs de sa jeunesse, unis aux événements récents qui s’étaient produits depuis un mois dans son existence, lui firent passer la nuit entière entre sa Carmen et son Antonia. Aussi, lorsque l’aube éclaira l’horizon, fut-il surpris de l’apparition du jour. Il avait perdu la conscience du temps.

Son premier soin fut d’appuyer son oreille contre la voûte de l’excavation. Un sourire plein de bonhomie anima doucement son visage ; il venait de distinguer la respiration de Lennox étendu sur le sol, et il applaudissait en connaisseur à la ténacité intelligente de son vieil ami.


XXXIV

L’AGONIE.


La journée entière se passa sans amener aucun changement dans la position des choses. Joaquin Dick avait fait le matin un signe impérieux à M. de Hallay pour lui recommander un silence absolu, et depuis lors, jusqu’à la tombée de la nuit, pas une parole n’avait été échangée entre les deux hommes.

Ce fut seulement lorsque l’ombre commença à envahir les cimes des montagnes Rocheuses, que M. de Hallay, approchant ses lèvres de l’oreille du Batteur d’Estrade, et baissant la voix jusqu’au murmure :

— J’ai soif, lui dit-il.

Joaquin lui tendit sa gourde, et le jeune homme se mit à boire à longs traits, mais le Batteur d’Estrade l’arrêta avant qu’il eût entièrement éteint le feu qui brûlait sa poitrine et desséchait son gosier.

— Et demain ? lui dit-il.

M. de Hallay n’insista pas ; il reconnaissait la nécessité de cette précaution.

— Et vous, Joaquin, reprit-il toujours sur le même ton, n’êtes-vous point altéré ?

— Oui.

— Eh bien ! alors, pourquoi ne buvez-vous pas ?

— Moi, je suis habitué aux privations les plus prolongées, les plus excessives. Je ne faiblirai pas. Maintenant, plus un mot. Tâchez de dormir.

M. de Hallay obéit. Toutefois, si sa bouche resta muette, le regard qu’il adressa à son compagnon exprimait une sincère reconnaissance, mêlée à un grand étonnement. Le Batteur d’Estrade resta impassible.

Les deux jours et les deux nuits qui suivirent se passèrent de la même sorte. À la fin de cette troisième journée, la gourde et le sac étaient complètement vides. Joaquin, fidèle à sa résolution, n’avait distrait pour lui ni une pincée de maïs ni une goutte d’eau.

Quant à M. de Hallay, malgré le généreux et exclusif abandon que le Batteur d’Estrade lui avait fait de leurs provisions communes, il se sentait d’une faiblesse extrême : des bourdonnements insupportables fatiguaient son ouïe ; un cercle de fer ceignait son front et ses tempes ; un affreux étranglement compliqué de douleurs lancinantes et d’un empâtement épais et embrasé, s’il est permis de parler de la sorte, lui serrait la gorge et oppressait sa respiration d’une façon atroce. Néanmoins, soit la crainte d’être découvert, soit plutôt l’exemple de l’inébranlable stoïcisme de Joaquin, il concentrait bravement l’expression de ses souffrances.

Il y avait déjà quatre-vingt-seize heures que durait ce terrible drame, lorsqu’un événement rompit enfin le silence qui avait duré jusqu’alors : les Peaux-Rouges de Lennox habitaient l’extrémité du sommet du valadero.

Aux premiers coups de pioche ou de tomahawk qui retentirent au-dessus de la tête des fugitifs, M. de Hallay regarda Joaquin : il le vit qui souriait d’un air joyeux et narquois ; alors, incapable de modérer son impatience, il se glissa doucement vers lui :

— Pourquoi souriez-vous, ami ? murmura-t-il ; est-ce de joie d’en arriver à un dénoûment, quel qu’il soit, pourvu qu’il mette un terme à votre martyre, ou bien, ce que je n’ose espérer, serait-ce d’espoir ?

— Je souris, monsieur, parce que, comme tous les hommes, je suis sensible au sentiment de l’amour-propre, et que je vois avec plaisir que, dans la lutte de ruse et d’astuce engagée entre Lennox et moi, c’est mon vieil ami qui aura sans doute le désavantage.

— Comment cela, señor Joaquin ? au nom du ciel, expliquez-vous ?

— Je devrais, au contraire, ne pas vous répondre, car depuis que nous sommes traqués et recherchés, jamais notre position n’a été si délicate et si scabreuse qu’en ce moment ; mais, d’un autre côté, si je ne vous remontais pas le moral par une bonne nouvelle, j’aurais à craindre que votre cerveau, affaibli par les privations que vous avez endurées, ne pût résister au délire. Observez-vous donc soigneusement et n’oubliez pas, quoique je vous dise, qu’il suffirait d’une simple exclamation pour vous perdre sans retour. Comprenez-vous bien l’importance de ma recommandation ?

— Oui, señor.

— Bien ! Voici ce qui se passe : depuis quatre, jours que Lennox est campé sur ce voladero, marque d’obstination et de bon sens qui ne me surprend nullement de sa part, il n’a pu parvenir à savoir ce que nous sommes devenus ; autrement il y a longtemps qu’il aurait commencé, avec le concours de ses Peaux-Rouges, le travail de démolition auquel il se livre en ce moment-ci !…

— Mais alors ?…

— Pas d’interruptions, je vous prie. Les coups de pioche de Lennox ne prouvent aucunement que nous ayons été découverts ; ils signifient tout bonnement qu’il est sur le point de s’en retourner ; c’est un dernier essai qu’il tente pour s’assurer que le voladero n’offre pas immédiatement sous son sommet une anfractuosité quelconque. Or, l’excavation qui nous sert d’abri est si enfoncée, qu’il n’aura jamais le soupçon de son existence. Laissez-le donc démolir tout à son aise ! Quand l’extrémité du sommet, en s’écroulant, ne lui démasquera que le vide, il s’en ira nous chercher ailleurs. Vous assurer qu’il renoncera à sa poursuite, c’est ce que je n’oserais faire… Ce n’est plus qu’un peu de patience à avoir. Je n’ignore pas que les minutes vous semblent longues comme des heures ; mais permettez-moi de vous rappeler un mot qui a justement pris naissance dans ce pays-ci, le mot de l’empereur Guatimozin : « Et moi, pensez-vous que je sois sur un lit de roses ! »

M. de Hallay allait profiter de cette occasion pour remercier le Batteur d’Estrade du dévouement sans bornes qu’il lui avait montré, mais Joaquin Dick, comme s’il devinait son intention, lui ordonna par un geste de garder le silence.

Malgré l’espoir que ces explications avaient fait naître dans le cœur du jeune homme, ce fut avec un affreux ser-