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L’étonnement de M. de Hallay était si excessif qu’il resta un instant silencieux.

— Antonia ! répéta-t-il enfin, et comme s’il ne pouvait se figurer avoir bien entendu, c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Mais parce que la comtesse d’Ambron, loin de désirer mon salut, ne doit rêver que ma perte !

— Vous vous trompez.

— Quoi !…

— Bon ! voici maintenant que d’une méfiance inintelligente vous allez tomber dans une outrecuidance absurde, interrompit Joaquin Dick… Je savais bien, moi, que si nous abordions le chapitre des bonnes actions, nous n’en finirions pas !… Il y a tant de choses que les esprits positifs comme le vôtre sont incapables de comprendre !… Votre position vis à vis d’Antonia est celle-ci : quand on lui parle de vous, elle a peur ; quand elle songe à vous, elle a pitié ! Vous n’êtes à ses yeux ni un ennemi, ni un monstre, ni un odieux soupirant, mais tout bonnement un être humain qu’elle souhaite vivement ne plus jamais rencontrer sur sa route, et qu’elle désire pourtant sauver d’un affreux supplice dont elle le sait menacé ! Ce que je vous dis là est une énigme pour vous, marquis, n’est-ce pas ?

— Mais vous, señor, reprit M. de Hallay, sans répondre à cette question du Batteur d’Estrade, quel est le motif qui vous a poussé à vous associer à ce que vous appelez la pitié d’Antonia ?

Joaquin Dick regarda longuement, froidement son interlocuteur ; puis d’une voix dont l’expression était neutre, s’il est permis de s’exprimer ainsi :

— Le besoin de faire une bonne action, lui dit-il.

M. de Hallay était en proie à une incertitude extrême ; enfin, paraissant s’arrêter à un parti :

— Si je me fie à vous, señor, répondez-vous de mon salut ? lui demanda-t-il.

— Nullement, je ferai de mon mieux, et mieux que vous ne pourriez faire vous-même, voilà tout.

— Je suis à vos ordres ! Partons.

Le Batteur d’Estrade ne se fit pas répéter cette invitation ; il se hâta de mettre à profit la bonne volonté du jeune homme pour s’éloigner au plus vite. Arrivé à la lisière du fourré, il se retourna du côté de M. de Hallay, resté en arrière, et attendit.

— Mettez-vous sur mes épaules, lui dit-il.

— Sur vos épaules ?

— Et certes ! à quoi bon laisser votre piste sur le sol ? Du reste, et une bonne fois pour toutes, laissez-moi vous dire que toutes vos interrogations n’aboutissent qu’à me faire perdre du temps ! Du moment où vous êtes persuadé que j’agis au mieux de vos intérêts, cela doit vous suffire ! Votre rôle, en ce moment-ci, est d’être d’une obéissance passive.

Le Batteur d’Estrade, tout en parlant ainsi, était arrivé à l’endroit où l’attendait Gabilan.

— Sautez sur la croupe de mon cheval, dit-il au marquis. Bien ! À présent, tâchons de rattraper le temps perdu par votre faute.

Gabilan, quoique chargé d’un double fardeau, se mit à dévorer l’espace. Le noble animal avait l’air de comprendre, et comprenait probablement en effet que son maître était ou allait être poursuivi.

Pendant près d’une heure il continua de galoper avec une vitesse de cerf et une sûreté de mule ; la corne de ses sabots étroits et élevés était serrée et dure comme de l’acier. Quel que fût l’état du terrain, jamais ses jarrets fins, souples et nerveux ne pliaient sous le contre-coup d’un faux mouvement ; c’était la locomotion poussée jusqu’au prodige ; un vol terrestre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Plusieurs fois, pendant cette course effrénée, Joaquin Dick avait prêté une oreille attentive aux bruits de la solitude ; M. de Hallay l’avait en vain questionné sur ses observations ; il ne lui avait pas répondu. Tout à coup Gabilan s’arrêta brusquement et garda une immobilité qui le fit ressembler à un cheval de bronze.

— Nous sommes arrivés ? demanda le jeune homme.

— Pas encore… Mais nous sommes poursuivis !…

— Ah ! et par qui ?… Par les Peaux-Rouges ?…

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules.

— Les chevaux sauvages des Indiens seraient de remarquables et invincibles coureurs en Europe, dit-il, mais à côté de Gabilan, ce sont des bœufs lourds et fainéants !… Ils n’auraient jamais pu nous rattraper.

— Alors, je ne devine pas trop, señor, qui peut nous poursuivre ?

— Avez-vous donc déjà oublié le nom de Lennox ?

— Je n’ai oublié ni son nom, ni surtout son visage, ainsi que je vous le prouverai, señor Joaquin, si l’occasion s’en présente, mais je ne m’explique pas comment cette espèce de fou grotesque qui ne va jamais qu’à pied parviendrait à nous rejoindre.

— Je vous vantais à l’instant la vélocité de Gabilan ; eh bien ! comparée à celle de Lennox, elle n’existe pas. Celui que vous nommez si dédaigneusement un fou grotesque atteint à la course une antilope…

— Du reste, qu’importe, puisqu’il est seul, qu’il arrive jusqu’à nous ?

Joaquin Dick secoua la tête d’un, air singulier.

— Lennox seul vaut dix hommes réunis !

— C’est ce que nous allons voir.

— C’est au contraire, je l’espère pour vous, ce que vous ne verrez pas !

Joaquin Dick mit pied à terre et dessella Gabilan.

— À bientôt, cher ami, dit-il tout en passant une main caressante dans sa crinière, tu me retrouveras là-bas !

Gabilan partit en gambadant avec la gracieuse et mutine étourderie de l’écolier qui s’élance joyeux dans les sentiers prohibés de l’école buissonnière.

Le paysage avait changé : il rappelait les tableaux de Salvator Rosa. Des pins gigantesques et dont les branches, bizarrement édentées, ressortaient en tons vigoureux sur la masse grise d’énormes blocs de pierre, donnaient une lugubre tristesse à cet endroit. Des ruines étranges, tellement rongées par le temps que l’on se demandait, en les voyant, si elles étaient la poussière des grandeurs humaines passées ou simplement un caprice de la nature, jonchaient le sol de débris séculaires. Enfin, un silence plus profond que celui qui régnait dans le désert enveloppait ce site lugubre comme d’une couche d’un air lourd et épais, et prouvait que les animaux eux-mêmes fuyaient la tristesse ou l’insalubrité de ces sombres parages.

M. de Hallay considérait avec un étonnement extrême Joaquin, qui, appuyé sur ses genoux et le front incliné jusqu’à terre, semblait depuis un instant se livrer à un incompréhensible travail : la surprise du jeune homme devint de la stupéfaction quand il vit un colossal quartier de roche, mû par une force invisible, se détacher tout à coup de sa base et démasquer une entrée souterraine.

Le Batteur d’Estrade se retourna alors vers le marquis.

— Eh quoi ! monsieur, lui dit-il avec cet air railleur qui jadis lui était si familier, est-il possible que vous gardiez votre sérieux ? Comment, vous, l’esprit positif, vous, l’ancien viveur parisien, vous acceptez sans le siffler ce ridicule et vulgaire changement à vue, qui rappelle les naïfs et noirs mélodrames de feu ce bon M. de Pixérécourt ? Le souter-