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— Antonia, continua-t-il d’une voix que la passion rendait sourde et tremblante, je ne veux pas que vous puissiez imputer plus tard à une minute d’égarement ou de folie ce qui n’aura été, de ma part, que l’accomplissement d’une détermination depuis longtemps arrêtée. Je vous accorde une demi-heure pour regretter M. d’Ambron.

L’infortunée jeune femme avait bien entendu la voix de son bourreau ; mais elle n’avait pas même compris ce qu’il lui disait : elle était folle de terreur.

Elle se laissa tomber machinalement à genoux, et appuyant son front contre l’arbre qui s’élevait au fond du ravin, elle essaya de prier ; mais cette dernière et suprême ressource lui manqua : ses idées étaient si confuses, si troublées, que sa bouche seule invoquait Dieu. Tout à coup, et par un mouvement plutôt machinal que raisonné, elle porta sa main à sa tête ; elle venait de sentir une humide fraîcheur glisser sur son front.

— C’est du sang ! murmura-t-elle : Luis est mort !

Alors elle leva ses yeux séchés par la fièvre et troublés par la peur.

Peu à peu, une étrange révolution s’opéra dans ses traits ; son visage, crispé par l’effroi, revint d’abord à la sérénité, puis peu après refléta une indéfinissable expression de résignation exaltée et de joie orgueilleuse.

— Ô merci, mon Dieu, murmura-t-elle. Vous m’avez sauvée !

Antonia passa ses bras autour de l’arbre et resta en prières.

Bientôt elle tressaillit ; la main de M. de Hallay pressait son épaule. Elle se releva par un bond léger et gracieux comme celui d’une biche sauvage.

— Que me voulez-vous, señor ? dit-elle en le regardant d’un œil limpide et assuré.

Il y avait dans l’attitude, sur le visage, dans les moindres mouvements de la jeune femme, un calme si suavement solennel, si l’on peut parler de la sorte, que M. de Hallay resta comme interdit.

Antonia eut un adorable sourire ; puis, d’une voix dont l’harmonie avait quelque chose de céleste :

— Señor, dit-elle, je ne vous crains plus et je vous pardonne… Oh ! laissez-moi poursuivre ; j’ai bien peu de mots à ajouter : que vous ayez voulu me ravir à la tendresse de mon époux bien-aimé, vous le pouviez : c’était simplement un crime… Mais que vous m’arrachiez à la mort, voilà qui dépasserait votre puissance… ce serait un miracle… je suis libre… je me suis empoisonnée !…

Antonia leva lentement la main, et montra du doigt à M. de Hallay un épais filet de leche de palo qui coulait le long de l’arbre planté dans le ravin, du trou d’une balle qui avait frappé le géant végétal pendant la bataille.

M. de Hallay n’avait pas compris tout d’abord à quelle terrible extrémité venait de se porter sa victime ; il allait l’interroger quand des cris confus attirèrent son attention. Cette fois ce n’étaient plus des clameurs indiennes. Le jeune homme tressaillit et se mit à écouter avec une anxieuse attention ; puis, laissant échapper bientôt une exclamation qui exprimait tout à la fois la rage et l’étonnement poussés jusqu’à leurs dernières limites, il gravit en deux bonds le talus du ravin et s’élança vers le camp.

Les cris disaient : Vive le señor Joaquin Dick ! Mort au traître de Hallay !…


XXX

LA DÉLIVRANCE.


Après la désastreuse retraite des Peaux-Rouges, Joaquin Dick, M. d’Ambron et Grandjean s’étaient réunis de nouveau ; aucun d’eux n’avait été blessé. Le Batteur d’Estrade sombre, irrité et taciturne, paraissait absorbé par de graves réflexions. Le comte, encore tout frémissant des émotions du combat, jetait de temps à autre un regard anxieux et menaçant sur le camp des aventuriers ; quant au Canadien, il terminait avec une évidente satisfaction l’inspection de son rifle : il n’était pas endommagé. Ce fut Joaquin Dick qui entama la conversation.

— Cher monsieur, dit-il, s’adressant au mari d’Antonia, ne soyez point courroucé contre moi de ce que je vous ai entraîné hors du champ de bataille. Je l’ai fait, non pas seulement pour vous, mais pour votre femme. Vous obstiner plus longtemps, c’eût été vous suicider. Je ne veux pas qu’Antonia meure de votre mort. Au total, il n’y a rien de désespéré, rien de perdu. Notre échec n’est qu’un temps d’arrêt insignifiant dans l’accomplissement de mon dessein. Je vous jure que la journée ne se passera pas sans qu’Antonia ne soit délivrée… Que sont quelques heures de retard en comparaison du mois presque entier que vous venez de passer ?

— Que sont quelques heures de retard, dites-vous, Joaquin ? s’écria le jeune homme avec un douloureux emportement ; mais ces quelques heures sont peut-être le bonheur de ma vie entière ! Ne comprenez-vous pas que M. de Hallay, désespérant de nous échapper, est capable de signaler les derniers moments de son autorité par un crime abominable ? Tenez, Joaquin, les cœurs aimants ont parfois des avertissements mystérieux et infaillibles qu’ils ne doivent pas négliger. Un pressentiment me dit qu’Antonia est exposée, en ce moment-ci, au plus terrible danger qu’elle ait jamais couru !… Et ce pressentiment est si fort, si invincible, que je ne songe pas même à le repousser… Je vais y obéir !…

Joaquin Dick prit vivement M. d’Ambron par le bras.

— Vous entendez par là, n’est-ce pas, lui demanda-t-il que vous allez retourner dans le camp ennemi ?

— Oui.

— Eh bien ! vous avez raison. Accordez-moi le temps nécessaire pour donner quelques ordres, et je suis à vous.

— Comment cela, Joaquin ; votre intention serait-elle de m’accompagner ?

Ce fut par un regard de doux reproche que le Batteur d’Estrade répondit à cette question ; puis d’une voix qui exprimait de cruelles angoisses :

— Votre pressentiment doit être vrai… car moi aussi je l’éprouve.

Joaquin s’éloigna pour aller à la recherche de Lennox et parler à ses Peaux-Rouges : dix minutes plus tard, il était de retour auprès de M. d’Ambron.

— Partons, lui dit-il. Que faites-vous donc ? Vous prenez vos armes ? Laissez là vos coutelas et votre carabine. Nos seules armes doivent être notre présence d’esprit et notre sang-froid.

Pendant le court dialogue échangé entre le comte et le Batteur d’Estrade, Grandjean n’avait pas prononcé un mot : tout au contraire, il avait paru, par la sobriété de ses mouvements, souhaiter ne pas attirer sur lui l’attention des deux interlocuteurs :

— By God ! dit-il en les voyant s’éloigner, je ne suis pas du tout fâché que mon ancien et mon nouveau maître n’aient pas daigné m’associer à leur expédition ! Ils m’auraient commandé de les suivre que j’aurais obéi… Mais là, franchement, je préfère de beaucoup qu’ils m’aient laissé ici ! En ce moment-ci, je ne touche pas d’appointements… moi ! je travaille gratis !…

La distance que Joaquin Dick et M. d’Ambron avaient à franchir pour arriver jusqu’au camp des aventuriers n’était