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voix elle m’entendrait peut-être, et vous me demandez ce que je compte faire ? Tout à l’heure vous m’avez contraint par vos remontrances et vos prières à rester confondu dans la foule des combattants. J’ai cédé parce que je devais vous donner cette preuve de gratitude. Mais quand recommencera le combat, je vous jure que, seul ou suivi des Indiens, je pénétrerai cette fois dans le camp des bandits. J’ai honte, de me voir une carabine dans les mains ; elle me semble un jouet d’enfant. Ce qu’il faut à ma juste impatience, à ma trop légitime colère, c’est l’acier qui frappe sans interruption, sans pitié, sans trêve !…

Il y avait dans la parole de M. d’Ambron comme un souffle contagieux de fièvre et de délire, qui fit tressaillir Joaquin Dick ; Grandjean lui-même, ému par ces accents passionnés, négligea un instant le canon de son rifle. Quant à Lennox, par un mouvement presque imperceptible, il leva ses épaules.

— Fou ! murmura-t-il.

La réponse du Batteur d’Estrade ne se fit pas attendre.

— Comte, s’écria-t-il, vous ne serez pas seul. Avez-vous donc oublié que vous avez un ami et un esclave ?

— Que dites-vous, Joaquin ?

Le Batteur d’Estrade désigna Grandjean du geste.

— Voici l’esclave ! dit-il.

Puis, prenant la main de M. d’Ambron dans les siennes et la serrant avec énergie, il ajouta :

— Voici l’ami.

— Mon ami et celui d’Antonia, s’écria le jeune homme profondément ému ; puis, jetant ses bras autour du cou de Joaquin Dick, il l’attira sur sa poitrine et l’embrassa sur les joues ; deux larmes tombèrent des yeux du Batteur d’Estrade.

— Deux fous !… se dit Lennox.

— Quant au Canadien, quoique la manière dont il venait d’être mis en scène ne le flattât que médiocrement, et que la perspective de se faire massacrer à peu près à coup sûr ne lui sourît nullement, il n’éleva aucune objection sur la façon dont Joaquin disposait de sa personne ; seulement, comme il sentait le besoin d’épancher sa mauvaise humeur, il se permit de grommeler entre ses dents :

— Canaille de miss Mary, si je ne suis pas haché aujourd’hui, et que jamais je te retrouve, que l’enfer me confonde si je ne te tords pas le cou !


XXIX

UNE RÉSOLUTION SUPRÊME.


Lennox avait eu tort de douter de l’influence illimitée que Joaquin Dick exerçait sur les Peaux-Rouges ; car une demi-heure au plus tard à peine, non-seulement ils étaient prêts à s’élancer à l’assaut du camp des aventuriers, mais ils attendaient même avec une bouillante impatience qu’on leur donnât le signal de l’attaque. Il faut ajouter que le Batteur d’Estrade n’avait pas plus épargné les promesses que les exhortations auprès de ses dévoués mais cupides alliés. Tout en exaltant leur sanguinaire courage par le souvenir de leurs exploits passés, il les avait éblouis par la magnificence dès récompenses qu’il leur destinait : carabines à la portée merveilleuse, poudre fine comme le sable du désert, tomahawks si admirablement trempés qu’aucun choc ne pouvait les ébrécher, eau de feu à remplir des ruisseaux, étoffes à la trame si serrée qu’elles bravaient impunément la pluie et la glace ; enfin, il n’avait rien oublié de ce qui était de nature à flatter leurs vices les plus saillants, à satisfaire leurs besoins les plus impérieux.

Lennox, tout en blâmant cette attaque découverte et à l’arme blanche, était bien décidé à y prendre part. Il avait à préserver M. de Hallay de tout accident afin de le conserver vivant pour sa vengeance. Il avait pourtant déjà montré et signalé le marquis tant à ses propres Indiens qu’à ceux qui étaient venus depuis rejoindre Joaquin ; mais le soupçonneux et vindicatif vieillard ne se fiait pas à toutes ces précautions, tant il craignait que la mort ne lui enlevât sa proie !

Tandis que cette importante résolution était prise par Joaquin et acceptée par ses guerriers, M. de Hallay avait fait passer son opinion dans le conseil de guerre tenu par les principaux aventuriers : ils avaient reconnu, à l’unanimité, que la seule chance de salut qui leur restât était le passage du Jaquesila.

Les aventuriers se disposaient à exécuter le hardi mouvement projeté, quand des hurlements furieux, sortant des forêts avoisinantes, leur annoncèrent la reprise des hostilités. Ils durent donc remettre à un moment plus opportun le passage de la rivière. Du reste, ce nouveau combat devait leur être bien moins meurtrier, au moins ils le supposaient, que ne l’avait été le premier ; car pendant l’espèce d’entracte ou de trêve qui venait de s’écouler, ils avaient, instruits par une récente et cruelle expérience, corrigé ce que leurs retranchements présentaient de défectueux : les arbres les plus rapprochés du camp, qu’ils avaient abattus, diminuaient considérablement les chances de l’ennemi.

À une seconde explosion de hurlements, qui retentit comme un coup de tonnerre, les rifles furent épaulés, les doigts placés sur les détentes, et les aventuriers attendirent, pour couvrir leur feu, de connaître au juste la position qu’occupaient les Peaux-Rouges.

Leur étonnement fut donc extrême et non dénué d’une certaine frayeur, quand ils virent tout à coup une véritable légion d’Indiens surgir hors de la forêt et s’élancer en bondissant, ainsi que des tigres, vers les retranchements qui défendaient le camp.

Les costumes bizarres des Peaux-Rouges, leurs cris épouvantables, l’incroyable vivacité de leurs mouvements, trompèrent tout d’abord les aventuriers sur leur nombre ; ils le crurent bien plus considérable qu’il n’était en réalité : ils l’estimèrent à plus de mille hommes ; il ne dépassait guère trois cents.

Cette agression à l’arme blanche, cet assaut donné à la fois à toutes les parties du camp, dérangeait du tout au tout les dispositions prises par les Européens, dans la prévision d’un simple échange de fusillade. Une confusion assez grande régna parmi eux, lorsqu’ils durent abandonner les postes où ils étaient embusqués et blottis, et qui, loin de leur offrir alors une sécurité, les eussent livrés à la merci des assiégeants.

Il eût été incontestable pour un homme de guerre qui aurait assisté à cette scène, que si les Peaux-Rouges, au lieu d’agir isolément, eussent marché avec l’ensemble et l’unité que donne la discipline, le camp aurait été emporté d’assaut en quelques minutes. Joaquin Dick avait bien pu obtenir d’eux qu’ils tentassent cette attaque ; mais il n’avait pas même songé, tant il savait la chose impossible, à changer leur tactique habituelle.

Pendant quelques minutes, ce fut une indescriptible scène de confusion, un chaos sanglant. Les cris des combattants, les imprécations des blessés, le râle des mourants, formaient un lugubre et terrible concert. Peu à peu toute cette violence éparse se condensa, si l’on peut parler ainsi, la lutte prit un caractère plus général. Les aventuriers, étroitement serrés les uns contre les autres et formant une espèce de carré, repoussaient à coups de baïonnette les attaques isolées et personnelles des Indiens.