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flamme de son œil s’éteignit ; ses sourcils, tordus par la tension de son front, reprirent leur ligne arquée, le sang revint à ses joues livides et le rose a ses lèvres décolorées.

Ainsi que l’homme qui, après avoir échappé par un miracle d’instinct à la vertigineuse attraction d’un gouffre, éprouve, une fois le danger passé, un moment d’affaissement et de prostration, de même M. de Hallay, avant de reprendre la parole, ferma ses yeux et secoua lentement sa tête à plusieurs reprises, comme s’il cherchait à se remettre d’un étourdissement : ne venait-il pas de côtoyer un crime ? Après une courte hésitation qui marquait plutôt la timidité que la réflexion, il prit la seconde chaise qui se trouvait libre dans la tente, et, s’asseyant assez loin de la jeune femme, pour lui donner à comprendre qu’elle n’avait rien à redouter de ses intentions :

— Rassurez-vous, Antonia, lui dit-il, la crise est passée ; mais, de grâce, n’exigez pas que je m’éloigne en vous laissant sous la triste impression de mon déplorable emportement !… Puisque votre confiance dans M. d’Ambron est si obstinée, si aveugle, que discuter la sincérité de son amour vous semble une injure, eh bien, qu’il ne soit plus question entre nous de l’homme dont vous croyez avoir le droit de porter le nom… Je ne demande pas mieux que de bannir toute cause irritante de notre entretien.

— Pourquoi, señor, ne pas plutôt cesser cet entretien ? interrompit Antonia. C’est là une peine gratuite que vous vous donnez et une torture inutile que vous m’infligez. En dehors de l’annonce de ma liberté, que pouvez-vous avoir à me dire ?…

— Ce que j’ai à vous dire, Antonia répéta M. de Hallay d’une voix tremblante d’émotion, c’est que vous jouez en ce moment-ci, sans vous en douter, le bonheur ou le malheur de votre existence entière ! Antonia, je vous en supplie à mains jointes, prêtez-moi toute votre attention ! À quoi vous servirait un refus ? À rien si ce n’est à me persuader que mon repentir n’est que de la faiblesse, et à me replonger dans de nouvelles violences ! Et puis, en supposant que je sois votre ennemi, ne vaut-il pas mieux pour vous savoir quelles sont mes intentions que de rester dans l’ignorance de mes projets ? Vous n’avez pas foi dans ma sincérité !… Je vous jure, Antonia, et mes explications vous convaincront mieux encore que mes serments, que votre soupçon n’est pas fondé !… Dans les circonstances solennelles et difficiles de la vie, je pousse la franchise jusqu’à la brutalité !… Une fois que vous m’aurez entendu, vous connaîtrez jusqu’aux plus secrets replis de mon cœur.

— Señor, répondit l’infortunée jeune femme, je vous ai déjà prié de sortir, et vous n’avez tenu nul compte de mon désir, de mon ordre. Votre présence ici contre ma volonté, rend superflu le consentement que vous me demandez. Qui vous empêche de parler ? N’êtes-vous pas le plus fort ? n’êtes-vous pas le maître ?

Le marquis se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang, et garda le silence.

— Eh bien ! soit, reprit-il peu après froidement, voilà qui est convenu, je suis le maître et j’use de mon droit, écoutez-moi donc…

Antonia, lorsque je vous vis pour la première fois, l’impression que me causa votre beauté fut forte, et vive ; mais, tout en stimulant mon imagination, elle laissa mon cœur indifférent. Néanmoins, je me décidai à rester quelques jours au rancho de la Ventana. Du reste, j’étais persuadé que ma séparation d’avec vous ne laisserait aucune trace et ne ferait aucun vide dans ma pensée. Vous étiez pour moi un agréable et insignifiant épisode de voyage, ni plus ni moins.

Vous pouvez voir, Antonia, par ce début, que je ne vous ai point menti en vous promettant tout à l’heure une brutale franchise. Je continue. Le sentiment qui m’avait d’abord, non pas entraîné, mais retenu près de vous, changea bientôt de caractère. Sans devenir plus profond, il acquit plus de violence. Enfin, lorsque l’exploit de votre ami Panocha m’eut jeté sur un lit de douleur, lorsque la jeune fille de mes rêves devint l’ange de mes souffrances, il se fit en moi une révolution complète. Je vous aimai comme jamais encore je n’avais aimé, comme je n’aimerai plus jamais. Je vous aimai d’amour !… Oh ! ne vous récriez point, enfant, ne montrez pas une indignation inintelligente. La grandeur de cet amour a été jusqu’à présent votre sauvegarde ; vous lui devez le droit de pouvoir me braver, au lieu d’avoir à baisser la tête devant moi… Ce que je souffris, Antonia, lorsque je découvris plus tard, à San-Francisco, un rival dans M. d’Ambron, c’est ce que je ne parviendrais jamais à vous exprimer… Je voulus le tuer… loyalement… bravement… Mais un malheureux contretemps nous arracha les armes des mains !… M. d’Ambron partit !… Un mois plus tard, j’étais le plus infortuné des hommes !…

M. de Hallay s’arrêta ; il sentait une douloureuse colère lui monter au cerveau, et il ne voulait pas effrayer la jeune femme. Après quelques secondes de repos, il reprit d’une voix plus calme :

— Antonia, avant, d’en arriver à vous dévoiler mes intentions pour l’avenir, je dois vous faire connaître d’abord mon caractère et mon passé. Je ne faiblirai pas dans la tâche que je me suis imposée… ma franchise sera à la hauteur de mon amour !… Antonia, l’on m’a toujours accusé d’avoir le cœur orgueilleux et méchant !… Cette accusation, je le reconnais, ne manqua ni de raison, ni de fondement. Une hardiesse d’esprit peu ordinaire, une force de corps peu commune, une intrépidité à l’abri de toute surprise, m’habituèrent, jeune encore, à mépriser les hommes, à les considérer comme des êtres qui m’étaient inférieurs. Les adulations et les lâchetés des gens qui tremblaient devant un simple froncement de mes sourcils, tout en me confirmant dans la conviction de ma supériorité, me donnèrent le goût du luxe et de la dépense. Je n’accordais à personne le droit de briller à côté de moi : toute supériorité, je vous le répète, même celle de la fortune, m’irritait, et me semblait une injustice ou un outrage… Avec une telle façon d’envisager la vie, ma jeunesse ne pouvait manquer d’être agitée par de terribles orages… Il m’est permis d’ajouter, Antonia, qu’aux heures les plus critiques de la lutte, mon front ne s’est jamais incliné !… Jamais je n’ai ni faibli, ni reculé ; j’ai toujours porté haut, sinon l’honneur, au moins la réputation de mon nom. Que demain je retourne pauvre, en Europe, et la foule s’écartera craintive pour me laisser passer ; riche, je serais l’idole de la haute société, le roi des salons ! Une femme ordinaire ne saurait m’aimer, elle aurait peur de moi ; pour m’apprécier et me