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traîtreusement versé crie vengeance ! La rivière est guéable… en avant !

Un morne silence et une passive inaction accueillirent les paroles du jeune homme. Les aventuriers ne semblaient nullement désireux d’engager la lutte d’une façon aussi brusque et aussi téméraire.

Le marquis se mordit les lèvres, puis d’une voix qui éclata ainsi qu’une note de clairon :

— Quoi ! vous hésitez ? reprit-il. Me serais-je trompé sur votre compte ? Au lieu d’associer à mes dangers et à mes succès des cœurs vaillants et indomptables, n’aurais-je emmené de San-Francisco avec moi que des fanfarons d’estaminet, des vantards de place publique ! Ah ! vous voulez des millions, et vous vous laissez arrêter par une poignée de vagabonds ! Vous vous taisez… vous baissez la tête ! Eh bien ! ce que vous n’osez tenter, tous réunis, je le ferai seul. Je vous prouverai que l’ennemi que vous redoutez tant a déjà pris la fuite dans la crainte du châtiment dû à son infâme guet-apens.

Alors M. de Hallay, éperonnant son cheval et lui lâchant en même temps la bride, s’élança résolument dans la Jaquesila.

Les aventuriers, honteux de leur propre faiblesse et persuadés que l’action de leur chef équivalait pour lui à un véritable suicide, auraient bien voulu le retenir, mais il était trop tard. Le jeune homme se trouvait déjà au milieu de la rivière. Du reste, M. de Hallay, en commettant cet acte de folle témérité, n’avait ni cédé à un désir de popularité, ni calculé que son exemple ferait cesser l’hésitation de ses hommes et les entraînerait à sa suite ; il avait tout simplement obéi à l’impétueuse ardeur de son sang. Il y avait en lui, malgré le positivisme de son esprit, de soudaines explosions de tempérament qui, à certaines heures de fièvre et de passion, le jetaient dans une voie complètement opposée à celle qu’il s’était tracée à l’avance. Dans ces occasions, son intelligence disparaissait devant l’instinct du tigre ! La vue du danger l’exaltait jusqu’au délire.

La pensée qu’un empêchement inattendu venait de s’élever entre lui et le succès, juste au moment où il croyait le saisir, lui avait donc donné une de ces crises irrésistibles de fureur et de rage, qui non-seulement troublaient sa raison, mais le rendaient insensible au sentiment de la cupidité.

Trente pas séparaient à peine M. de Hallay de la rive ; un silence de mort régnait parmi les aventuriers qui s’attendaient, à chaque instant, à le voir tomber frappé de vingt balles ; mais l’événement ne répondit pas à leurs craintes. Quelques secondes plus tard le jeune homme abordait sain et sauf à terre.

Ce résultat si inespéré causa un enthousiasme extraordinaire parmi les bandits ; des hourras frénétiques, longtemps répétés par les échos d’alentour, portèrent au loin dans le désert un-formidable cri de triomphe.

Ce fut avec un égal bonheur que M. de Hallay opéra son retour. On eût dit un paladin des temps fabuleux, rompant par la seule vertu de son courage l’enchantement de quelque sorcier méchant et rancunier.

— Eh bien ! gentlemen, dit-il froidement aux aventuriers, confus et repentants, vos craintes se sont-elles un peu calmées ? Êtes-vous toujours d’avis que nous rebroussions chemin, sans prendre la peine de ramasser les millions qui gisent à nos pieds ?

M. de Hallay dut modérer alors l’ardeur de ses gens : tous voulaient traverser en même temps la rivière.

— La présence d’une troupe d’ennemis sur la rive opposée, quelque méprisables et peu à craindre que soient ces vagabonds, nous commande cependant certaines précautions. Gentlemen, que le passage s’opère d’une façon régulière.

L’avant-garde, composée d’environ une vingtaine de cavaliers, n’attendait plus que le signal du départ, lorsqu’une clameur immense et qui semblait sortir de dessous terre s’éleva tout à coup menaçante et prolongée, tout autour du camp.

Cette fois, le doute n’était pas possible, il ne s’agissait plus de quelques écumeurs du désert, mais bien de forces considérables.

— Eh bien ! tant mieux, s’écria M. de Hallay, les lèvres blêmes et frémissantes de rage. La facilité de notre réussite m’inquiétait… Nous n’avions pas payé sa part à la mauvaise chance !… L’or veut de la sueur ou du sang !… Une grande victoire assurera notre sécurité future !… Que chacun se rende à son poste de combat.

L’endroit occupé par le camp des aventuriers était une espèce de plaine rocailleuse, assez étroite, brisée de nombreux ravins et parsemée de buissons épineux et de bouquets d’arbres. De sombres forêts, impénétrables au soleil et impraticables à l’homme, bordaient cette plaine à peu près de tous les côtés, excepté, naturellement, du côté de la rivière.

La veille, les aventuriers avaient dû, pour arriver là où ils se trouvaient alors, recourir à la hache et abattre une vingtaine d’arbres qui leur barraient le chemin. Ces arbres avaient ensuite servi à fortifier le camp et à alimenter les feux du bivouac. Autant les bandits avaient montré naguère de faiblesse devant un danger inconnu, autant ils paraissaient en ce moment calmes, résolus et pleins de confiance.

Du moins cette fois ils savaient quelle sorte de lutte ils allaient livrer, — et la plupart d’entre eux avaient déjà été acteurs dans dix rencontres semblables, — car les hurlements et les clameurs qui venaient de retentir si soudainement signifiaient, sans laisser place au moindre doute, la présence d’une horde de Peaux-Rouges.

M. de Hallay, après avoir rapidement parcouru et inspecté le camp, se dirigea vers le chariot qui servait de prison à Antonia.


XXVIII

LE COMBAT.


Quand M. de Hallay arriva au centre du camp, là où étaient placés les quelques chariots sauvés de l’incendie, il aperçut la jeune femme qui, sortie de sa prison ambulante, se tenait debout et appuyée contre les barreaux du lourd véhicule. L’animation de son délicieux visage, l’effroi mêlé d’espérance qui faisait briller ses yeux, la gracieuse et touchante vivacité que l’inquiétude communiquait à ses moindres gestes, donnaient à sa beauté un indescriptible et merveilleux éclat.

Cette vue, au lieu d’attendrir le jeune homme, parut, au contraire, éveiller en lui une sourde et profonde irritation.

La brusquerie avec laquelle il aborda Antonia n’était que l’expression très-affaiblie des sentiments violents dont il était agité.

— Señorita, lui dit-il, les devoirs importants que j’ai à remplir vous feront, je l’espère, excuser la brutalité et le laconisme de mon langage. Je ne suis pas ici pour causer, mais bien pour vous donner des ordres, pour vous communiquer mes volontés !… Avant tout, un mot !… Comment se fait-il que je vous trouve hors de votre chariot ?

Antonia, pour toute réponse, leva le bras et montra du