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Le troisième jour, au matin, l’expédition se remit en marche : les aventuriers s’attendaient généralement, sinon à une attaque générale, du moins à des agressions partielles ; mais l’événement ne confirma pas leurs prévisions.

Pendant les six jours qui suivirent, les éclaireurs envoyés à la découverte, non-seulement ne signalèrent aucun rassemblement d’Indiens, mais ils ne rencontrèrent même aucune trace, aucun vestige de nature à éveiller le soupçon ; il était évident que nul pied humain n’avait foulé depuis longtemps le sol de ces lointaines solitudes.

Le froid devenait de plus en plus âpre et vif, mais nul ne songeait à se plaindre ; la perspective d’une prochaine réussite enflammait toutes les imaginations et donnait aux aventuriers une incroyable ardeur. Et puis le passage si redoutable de l’Apacheria, déjà à peu près opéré sans encombre, constituait un fait aussi heureux qu’inattendu. Personne n’avait espéré que l’on traverserait ce dangereux territoire sans soutenir des luttes acharnées, de sanglants combats.

Enfin, le septième jour, un peu avant la tombée de la nuit, la petite armée de M, de Hallay, laissant derrière elle l’Apacheria, entrait dans le pays des Indiens Maquis, et campait sur les bords de la rivière Jaquesila. C’était la première fois qu’une troupe d’Européens se voyait réunie dans ces parages inconnus.

Le lendemain, bien ayant que le soleil n’apparût à l’horizon, tous les aventuriers étaient sur pied ; M. de Hallay avait déclaré la veille au soir que l’expédition était arrivée au terme de sa course ; les trésors que l’on venait chercher de si loin devaient se trouver à deux ou trois lieues à peine de l’autre côté du rio Jaquesila. Le moment était solennel. Si près de toucher au but qui leur avait déjà coûté tant de fatigues, de dangers et de peines, les aventuriers éprouvaient une incertitude pleine d’angoisses, Distraits jusqu’alors par les difficultés matérielles de la route, ils n’avaient pas eu le temps de douter ; mais, maintenant que la réalité allait donner un corps à leurs rêves, ou changer en chimères leurs espérances, ils se prenaient presque à regretter d’être arrivés à ce dénoûment qu’ils appelaient de tous leurs vœux lors de leur départ de San-Francisco. Quant à M. de Hallay, cette journée devait être pour lui décisive : c’était la misère ou la fortune, la honte ou la gloire, le triomphe ou la révolte ! Aussi, quelque assuré qu’il fût de la parfaite exactitude des renseignements qu’il avait volés à son défunt complice l’Anglais Evans, il ne pouvait se défendre d’une émotion extrême ; du reste, préparé depuis longtemps à ce moment critique et toujours maître de lui-même, il s’était composé un froid et impénétrable visage.

À peine le jour commençait-il à poindre, que les aventuriers se préparèrent à franchir le dernier obstacle qui les séparât du succès. Quoique le Jaquesila eût un courant fort rapide, le peu de profondeur de son lit faisait de son passage une opération plus fatigante que dangereuse ou difficile. Toutefois, l’élévation des berges naturelles qui longeaient la rive opposée exigeait qu’avant de pousser les mules de charge et les chevaux en avant, l’on s’assurât d’abord de l’égalité du fond guéable. Le sauvetage des bêtes de somme qui auraient perdu pied au moment d’aborder eût été à peu près impossible.

Une dizaine de cavaliers furent donc chargés d’aller explorer avec soin la partie de la rivière où devait s’opérer le passage. Quoique l’accomplissement de cette mission ne constituât pas en lui-même un fait bien important, la troupe entière des aventuriers, groupée sur la rive, suivait d’un regard attentif et anxieux la marche des éclaireurs ; c’est que le moindre événement empruntait un grand intérêt à l’approche du dénoûment.

Déjà les cavaliers n’étaient plus qu’à une vingtaine de pieds de la rive, lorsque l’un d’eux, éperonnant son cheval, prit une avance de quelques pas sur ses compagnons, et arrêtant tout court sa monture :

— Je vous salue, ô trésors qui nous attendez depuis si longtemps, s’écria-t-il en anglais d’une voix claire et perçante, en adressant un emphatique salut au rivage, je vous salue, ô trésors si patients, et je vous promets un joyeux réveil !

Cette action qui, en toute autre circonstance, attrait été banale et d’un goût au moins douteux, souleva dans les rangs des aventuriers un fébrile enthousiasme ; elle traduisait si bien leurs espérances ! Par un mouvement spontané, toutes les têtes se découvrirent, et toutes les poitrines, gonflées d’émotion, se soulagèrent par de bruyants hourras !

Le silence s’était à peine rétabli quand une voix, dont les cordes vibrantes faisaient trembler chaque parole comme si elle avait été aidée par un écho, s’éleva de la rive opposée.

— Tu ne nous tromperas pas avec tes mensonges, répondait la voix. Le réveil de l’or, ce n’est pas la joie, c’est le crime ! Va-t’en, et laisse-nous expier dans la solitude le mal que nous avons fait dans le monde ! Va-t’en, toi et les tiens ! Votre obstination serait votre mort !

Il faut renoncer à décrire l’impression extraordinaire, inouïe, que cette réponse si inattendue produisit sur les aventuriers. Leur étonnement était si grand, qu’il tenait de la stupeur.

Ce fut presque avec un sentiment d’effroi qu’ils entendirent le cavalier qui avait apostrophé les trésors reprendre la parole : il leur semblait que leur compagnon allait s’exposer au terrible courroux de l’un des génies des solitudes.

Cette fois l’aventurier avait renoncé au langage allégorique pour celui de la réalité.

— Qui êtes-vous ? reprit-il en épaulant son rifle, quoiqu’il n’aperçût pas son interlocuteur… Essayez de me mystifier un peu, et que Dieu me damne si, une fois à terre, je ne vous envoie pas une balle à travers le corps !….

— L’aventurier achevait à peine de prononcer cette menace, qu’un coup de feu retentit et qu’il tomba à bas de son cheval dans la rivière.

Un instant indécis, ses camarades se disposaient à pousser en avant pour aller le venger, quand un cordon de feu et de fumée couronna la berge, et une véritable grêle de balles s’abattit sur les éclaireurs ; de neuf qu’ils étaient, deux seulement restèrent debout. En moins d’un quart de minute, le rio Jaquesila avait dévoré huit cadavres.

Inutile d’ajouter que les deux survivants, — un Yankee et un Français, — s’étaient empressés de tourner bride et de se sauver aussi vite que le permettait l’eau qui ralentissait leur marche : aucun nouveau coup de feu ne fut tiré contre eux.

Depuis l’invocation ou l’apostrophe adressée aux trésors par l’aventurier, jusqu’à sa propre chute et à celle de la plupart de ses compagnons, une minute s’était à peine écoulée. C’était à se croire sous l’illusion d’une poignante fantasmagorie.

M. de Hallay fut le premier à secouer la stupeur qui le paralysait. Se retournant vers les aventuriers qui semblaient atterrés :

— Gentlemen, s’écria-t-il, je vous connais et je vous estime trop pour supposer que le grossier charlatanisme des misérables qui viennent d’assassiner nos infortunés camarades puisse avoir la moindre action sur vous. Vous ne sauriez être dupes de telles manœuvres, bonnes tout au plus à effrayer des femmes ou des enfants ! Gentlemen, le sang