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— De grâce, Antonia, écoutez ma justification…

— Votre justification ? mais elle n’est pas possible… Que vous ayez fait disparaître le sang qui tachait vos mains, soit ! mais est-il aussi en votre pouvoir de ravir à la terre les cadavres que vous lui avez fournis, de rendre à l’affection de leurs familles les infortunés qui sont tombés sous votre couteau ? Est-il en votre pouvoir de réparer les malheurs qui ont été votre ouvrage ? Que Dieu me pardonne l’affection si extraordinaire que je vous ai si longtemps portée ; je n’ajoutais pas foi à vos abominables propos. Je me figurais que vous plaisantiez, que vous preniez plaisir à vous jouer de ma crédulité. Oh ! si j’avais su que vous étiez sincère, je vous aurais fui comme on fuit un tigre. Et un tigre n’est pas si coupable que vous : il n’a pas de raison, lui ; il obéit à ses instincts. Et vous osez m’assurer encore de votre attachement, m’offrir votre dévouement, vous osez prétendre que vous me portez une tendresse paternelle ! Ce mot, dans votre bouche, est un blasphème ! Allons donc, señor ! est-ce que le ciel accorde aux monstres le bonheur et l’orgueil de la paternité ?

Joaquin chancela : jamais juge n’a terrifié ainsi un coupable ; mais aussi, jamais père n’a eu pour juge son enfant.

Quant à Antonia, ne soupçonnant pas combien la sincérité du Batteur d’Estrade était sublime, et n’y voyant au contraire qu’un acte de révoltant cynisme, elle était bien loin de se douter de l’atroce torture qu’elle lui infligeait.

Tout à coup une réflexion soudaine traversa son cerveau, et changea son indignation en un trouble extrême.

— Ô mon Dieu ! se dit-elle, comment se peut-il que moi qui, par suite d’un don ou d’une faculté que je n’ai jamais pu m’expliquer, devinais si bien, quand j’étais jeune fille, les intentions bonnes ou mauvaises que l’on avait sur ma personne, que j’aie si longtemps et tellement aimé ce Joaquin ? Pourquoi son arrivée au rancho me rendait-elle si joyeuse, son départ si triste ? Pourquoi ma pensée le suivait-elle pendant ses longues absences ? Quel mystère impénétrable ! Mais qui sait ?.. Peut-être bien Joaquin n’est-il pas coupable ; peut être bien ses aveux sont-ils une épreuve qu’il me fait subir.

Quelque invraisemblable que fût cette supposition, elle souriait trop à l’honnêteté de la jeune femme, pour qu’elle y renonçât sans l’approfondir.

— Señor Joaquin, lui dit-elle avec une hésitation pleine de charme et de douceur, mon indignation a été trop prompte. Plus je songe à la facilité avec laquelle vous m’avez fait ces aveux, plus ils me deviennent suspects. Quel avantage retireriez-vous de votre compromettante franchise ? Aucun. Si vous avez voulu m’effrayer, señor, le moment est mal choisi. N’avez-vous pas à me parler de M. d’Ambron, de mon mari.

— Hélas ! Antonia, répondit Joaquin avec un accablement qu’il ne chercha pas à cacher, je vous ai dit la vérité ! Oh ! je vous en supplie, laissez-moi poursuivre. Le juge écoute le coupable, le bourreau laisse prier le patient que la loi a condamné. Ne soyez pas plus impitoyable que le juge et le bourreau ! Antonia, ne voyez point dans ma franchise un effet de mon orgueil : elle vient seulement du repentir qui m’accable et du respect que vous m’inspirez !… Nier, m’aurait été chose facile, enfant, et vous auriez aisément ajouté foi à mes paroles, car votre cœur ne demande qu’à croire au bien ; mais vous tromper m’eût paru un crime !… Antonia, je n’ai jamais été méchant, je n’ai été que malheureux ! Les excès que j’ai commis, les fautes dont je me suis rendu coupable prenaient leur source dans l’excès de ma sensibilité… Pour ne pas avoir à maudire la mémoire de la sainte femme que j’avais aimée, et qui, j’étais autorisé à le penser, m’avait indignement trompé, je m’efforçais de me persuader que la vertu n’existait pas sur la terre !… La trahison et la lâcheté de tous autorisaient à mes yeux la prétendue indignité de cette noble femme !… Oh ! si vous saviez, Antonia, ce que j’ai souffert dans cette lutte entreprise contre mes propres sentiments, contre mes propres croyances, car Dieu m’avait fait, sensible et bon ! au lieu de m’écraser de votre mépris, vous m’accorderiez votre pitié !… Du reste, chère enfant, les violences de ma sombre carrière ont presque toujours eu pour but le redressement d’un tort, la réparation d’une injustice. Victime moi-même d’indignes trahisons, du moins je le supposais alors, je goûtais des jouissances terribles à voir ramper et trembler à mes pieds le puissant coupable que j’allais punir !… Misérable insensé !… Après avoir nié la justice de Dieu, je voulus donner des leçons à la Providence !… Voilà mon crime !… Il est assez grand, assez abominable pour que je m’incline devant l’épouvantable châtiment qui me frappe aujourd’hui !… Oh ! c’est la main du juge éternel !…

Vaincu par la force de son émotion, Joaquin s’arrêta un instant.

Antonia, étrangement troublée, respecta son silence ; elle ne savait plus si elle devait le plaindre ou le maudire.

— Chère Antonia, reprit-il bientôt, vous avez le droit de repousser avec mépris mon amitié, mais vous auriez tort de douter de mon dévouement ! Ce n’est pas en mon nom que je vous parle, chère enfant, c’est au nom de M. d’Ambron ! Antonia, vous avez l’âme courageuse, l’esprit hardi, le cœur vaillant, je ne vous dissimulerai donc ni le danger de votre position, si elle se prolonge, ni les périls qu’il vous faudra braver pour en sortir ; si M. de Hallay, et je suis confus et désespéré d’être obligé de prononcer ce nom, car je devine l’impression qu’il doit vous produire ; si M. de Hallay n’a pas encore poussé le crime jusqu’à ses dernières limites, c’est qu’il se croit assuré de son triomphe ; mais qu’un événement imprévu vienne l’arracher à sa fausse sécurité, et soyez persuadée que, dût l’accomplissement de sa cruelle infamie lui coûter la vie, il ne reculera pas. Vous serez, perdue à tout jamais !… En présence d’une si terrible perspective, l’hésitation ne vous est pas permise, Antonia !… Vous devez, quelque hérissée de dangers que soit une telles entreprise, tenter la chance d’une évasion immédiate ! Quoique la disposition du terrain nous soit plus favorable aujourd’hui qu’elle ne l’a été depuis quinze jours. Il nous reste encore tant d’obstacles à surmonter, tant de difficultés à vaincre, que, sans l’évidente protection de Dieu, nous succomberons à la tâche !… Mon seul espoir, c’est que le ciel fera un miracle pour vous… vous en êtes si digne !… Allons, Antonia, du courage ! Pensez que Luis nous attend… que dans quelques heures peut-être vous serez dans ses bras ! Venez, Antonia ! venez !…

Loin de partager la fébrile impatience de Joaquin et de répondre à son appel désespéré, la jeune, femme avait re-