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de confiance… c’est que mes pressentiments, qui ne m’ont jamais trompée… m’assurent que tu ne cours aucun, danger, et que cet homme, lui, va mourir… Au revoir ; mon Luis adoré ! Voici tes armes !… Au revoir !…

La jeune femme avait parlé avec une vivacité si entraînante, son animation avait quelque chose de si absolu, que les deux adversaires, l’un sous le charme et l’autre sous l’autorité de sa parole, l’avaient écoutée en silence et sans songer à l’interrompre.

M. d’Ambron s’empressa de mettre à profit la liberté si inespérée que lui accordait Antonia.

— Au revoir ! épouse chérie ! lui dit-il, en appuyant longuement ses lèvres sur son front… Tes pressentiments ne te tromperont pas… je serai bientôt de retour !…

La présence de M. de Hallay imposait une réserve à la tendresse du comte ; aussi s’éloigna-t-il sans retourner, comme son cœur le lui demandait, serrer une seconde fois Antonia dans ses bras.

À peine les deux adversaires furent-ils sortis, que l’infortunée jeune femme éclata en sanglots ; son héroïque effort l’avait brisée.

Elle tomba à genoux, et levant vers le ciel ses yeux ruisselants de larmes :

— Ô mon Dieu, s’écria-t-elle, protégez mon époux… sauvez-le… cet homme va le tuer !… Mon Dieu !… mon Dieu !… si un malheur doit arriver… éloignez-le de Luis… que votre sévérité retombe sur moi seule… peut-être vous ai-je offensé sans le savoir. Mon Dieu ! punissez-moi… oh ! je me soumettrai sans murmurer à mon sort… ma résignation ne se démentira jamais… mais, de grâce… par pitié… sauvez Luis ! sauvez Luis !…

Une terrible pensée vint augmenter encore le désespoir d’Antonia.

— Si le sort des armes se déclare contre lui, dit-elle, il succombera avec l’idée que je suis l’auteur de sa mort, car, au lieu de le retenir, c’est moi qui l’aurai poussé au combat. Oh ! que n’ai-je pu lui laisser voir le désespoir sans nom qui me déchirait le cœur ! mais j’ai eu peur que le spectacle de mes angoisses n’affaiblît son courage. Je ne puis comprendre maintenant comment j’ai trouvé la force d’affecter cette tranquillité, cette assurance… Et ces pressentiments qui, lui ai-je assuré, m’apprenaient à l’avance sa prochaine victoire… je ne les ressentais pas !… Non… Luis va mourir !… Pitié, mon Dieu !… pitié !… peut-être est-il déjà mort ! Oh ! j’ai eu tort de le laisser partir. Je veux le revoir, je veux l’empêcher de se battre ; il ne se battra pas.

Antonia, en proie à une exaltation qui approchait du délire, se releva d’un bond et s’élança vers la porte ; mais les émotions trop violentes par lesquelles elle venait de passer l’avaient brisée, et elle tomba froide, pâle, inanimée sur le sol.

Au même moment, Grandjean pénétrait dans le rancho, et le premier objet qui frappa sa vue fut le corps de l’infortunée gisant à terre.

— Un meurtre ! dit-il, c’est odieux !… On ne tue pas une femme… à moins que ce ne soit une Peau-Rouge… et encore ne s’y décide-t-on qu’à la dernière extrémité !

Le Canadien se pencha alors vers Antonia, et mettant sa main sur son cœur :

— Il bat ! murmura-t-il, c’est un simple évanouissement… Pourquoi donc les femmes ont-elles l’habitude de perdre ainsi connaissance à propos de rien du tout ? À quoi cela lui sert-il ? Pauvre Antonia, elle ne vaut pas mieux que les autres ! et c’est dommage ; car… Ma foi ! c’est tant mieux… au contraire, cela me rendra ma tâche plus facile… Ah ! la voici qui revient à elle !… Bonjour, doña Antonia…

La pauvre enfant fixa sur le Canadien des yeux hagards, et fut quelques instants sans le reconnaître.

— Ah ! c’est toi, Grandjean ?… Luis, mon Luis ! où est-il ? Tu viens m’annoncer sa mort ?…

— Ma foi, non !

— Où est-il ?… Mais réponds-moi donc… où est-il ?

M. d’Ambron ?… Eh bien ! il cherche, avec don Enrique, une place qui leur convienne a tous les deux pour vider leur différend.

— Tu sais où ils sont ?

— Oui.

— Ils ne se sont pas encore battus ?

— Non.

— Oh ! viens, guide-moi… conduis-moi vers eux, Grandjean ; je me jetterai à leurs genoux… je les supplierai… je me placerai entre eux… ils ne se battront pas… et toi, je te récompenserai généreusement… Conduis-moi vers eux, Grandjean… conduis-moi vers eux.

Le géant parut éprouver une certaine hésitation. Mais prenant bientôt son parti :

— Parbleu ! se dit-il, je serais un niais si je manquais une si belle occasion… une occasion qui se présente d’elle-même et sans que j’aie eu besoin de la provoquer ou de la faire naître !… Dans quatre mois je serai adjoint au maire de Villequier.

Alors se retournant vers Antonia et élevant la voix :

— Señorita, je suis prêt à vous conduire auprès de ces messieurs.

— Dieu veuille que nous n’arrivions pas trop tard !

— Non, non, soyez sans inquiétude… ces caballeros sont partis à pied, et moi j’ai justement là mon cheval tout sellé et bridé… Vous monterez en croupe, et quelques minutes nous suffiront pour les rattraper.


X

LA CATASTROPHE.


Lorsque le comte et le marquis étaient sortis du rancho, un instant avant que le Canadien y pénétrât, une agitation extraordinaire régnait parmi la foule des aventuriers. À l’apparition des deux jeunes gens, tous les regards s’étaient portés sur eux avec une avide curiosité ; les conversations avaient cessé, un grand silence s’était fait.

M. d’Ambron, absorbé par deux sentiments bien opposés, par sa haine et son amour, n’avait pas remarqué la curiosité générale dont il était l’objet. Quant à M. de Hallay, un fugitif et presque imperceptible sourire de triomphe avait glissé sur ses lèvres minces et pâles. L’émotion des aventu-