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votre nouvelle condition d’amoureux champêtre, que la gloire n’a plus pour vous d’attraits !

M. d’Ambron hésita avant de répondre ; il se méfiait de sa haine, et craignait de voir de l’ironie là où il n’y avait peut-être qu’un innocent badinage.

— En aucun cas ; monsieur, dit-il, je n’aurais pris place dans vos rangs.

— Ah bah ! et pourquoi donc ?

— Parce que je n’approuve pas le but que vous poursuivez.

— Mais, au fait, c’est vrai !… J’oubliais, comte, que vous êtes un affamé de vertu.

— Monsieur de Hallay !…

— Eh bien ! quoi, monsieur d’Ambron ?… N’allez-vous pas vous récrier parce que je rends justice à vos mérites ?… Vous conviendrez pourtant qu’on ne saurait trop admirer un homme qui pousse ses scrupules jusqu’à n’oser se livrer au passe-temps d’une banale amourette qu’après l’avoir fait sanctionner par la bénédiction d’un prêtre.

Cette fois-ci le doute n’était plus permis au comte, c’était bien une querelle que voulait son rival. Toutefois, il ne laissa rien paraître des sentiments violents qui enflammaient son sang, et il se contenta de répondre avec l’apparence de la plus complète tranquillité :

— Marquis, votre séjour à San-Francisco a beaucoup nui à votre connaissance de la langue espagnole. Je ne vous comprends maintenant qu’avec peine. Voulez-vous que nous causions en français ? Madame d’Ambron le permet.

— Volontiers, monsieur…

Le comte prit un air des plus aimables, et regardant bien en face son interlocuteur :

— Au nom de l’honneur de notre commune patrie, lui dit-il, si vous êtes un drôle, restez au moins un homme bien élevé ! N’oubliez point que vous êtes devant une femme !… Ne pâlissez donc pas ainsi, monsieur, ou vous allez trahir le sujet de notre discussion… Ne m’interrompez pas… vous répondrez tout à l’heure… Monsieur de Hallay, je suis instruit de l’ignoble conduite, c’est le mot, que vous avez tenue jadis envers la femme qui porte aujourd’hui mon nom !… Cette conduite est digne, au reste, de l’assassin d’Evans !… Du calme donc !… je n’ai pas encore achevé !… Si nous nous trouvions en Europe, monsieur de Hallay, je ne vous ferais certes pas l’honneur de me mesurer avec vous !… Ici c’est différent ! mon excuse sera dans votre propre infamie, car un homme de votre espèce est capable de tous les crimes, dans un pays où il n’y a rien à redouter de la loi. Je ne considère pas la rencontre que nous allons avoir comme un duel, je l’appellerai un combat. Vous êtes pour moi un danger que la prudence m’ordonne d’écarter de ma route, ainsi que l’on fait d’un tigre ou d’une panthère, et non pas d’un homme, mon égal, à qui je demande ou je donne réparation d’une insulte. Je vous laisse le choix des armes, et je pense qu’il est inutile que vous preniez des témoins. Que décidez-vous ?

M. de Hallay, qu’Antonia ne quittait pas du regard, était livide.

— Comte, votre extravagante prétention au monopole de l’hohnêteté et de l’honneur est si ridicule qu’elle ne mérite pas la peine d’être réfutée ! Et puis, une discussion s’accorderait mal avec mon impatience. Je vais droit au fait. Nos armes, si cela vous convient, seront celles en usage dans le désert : le rifle et le pistolet.

— Soit, monsieur ! quant au mode du combat ?…

— Une distance de cent pas entre nous deux, avec la mutuelle faculté de la raccourcir à notre volonté et jusqu’à bout portant.

— Très-bien, monsieur ! Où et quand vous retrouverai-je ?

— Dans un quart d’heure, à l’entrée du jardin du rancho…

— Attendez, monsieur, dit vivement le comte en voyant son adversaire se lever, un trop brusque départ éveillerait les soupçons de ma femme.

Antonia avait suivi avec une attention extrême le jeu de physionomie des deux interlocuteurs ; sa pâleur permettait de supposer que pas une nuance de ce drame intime ne lui avait échappé.

— Señor don Énrique, dit-elle à M. de Hallay, lorsque deux minutes plus tard il la salua et prit congé d’elle, señor don Enrique, votre conduite est infâme et Dieu vous punira…

— Antonia, s’écria M. d’Ambron en l’interrompant avec violence, n’ajoutez pas un mot de plus, je vous en prie, et, s’il le faut, je vous l’ordonne.

— Oh ! sois sans inquiétude, Luis !… je sais ce que tu te dois à toi-même… Ton honneur n’est-il pas le mien ? Ne crains pas que j’essaye de te retenir… Mais laisse-moi rappeler à cet homme que tu vas punir que moi, qui le détestais ; moi, que sa vue faisait pâlir d’indignation et d’horreur, j’ai veillé pendant six semaines au chevet de son lit de souffrances !… Laisse-moi lui rappeler que c’est à la femme dont il veut tuer le mari, qu’il doit de ne pas être mort sous le couteau de Panocha !… Laisse-moi lui répéter que Dieu ne saurait laisser impuni tant de méchanceté, d’ingratitude et de bassesse.

Il serait impossible d’exprimer la fureur que ces paroles de la jeune femme causèrent au marquis. Toutefois, un respect involontaire, dont il ne pouvait se défendre, le forçait à baisser les yeux devant le regard indigné d’Antonia.

— Dois-je toujours vous attendre, comte ? dit-il d’un air qu’il essaya de rendre moqueur.

— Oui, monsieUr, répondit Antonia.

— Ah ! ah ! mais Voilà qui devient du dernier plaisant ! madame la comtesse qui s’empare du rôle de témoin…

— Luis, je t’en supplie, ne relève pas cette plaisanterie, s’écria la jeune femme en enlaçant son mari dans ses bras. La fausse gaieté de cet homme prouve qu’il est exaspéré de ne pouvoir te blesser en rien, pas même dans ton amour-propre… Il s’attendait à ce que mes larmes, mes cris et mes prières le mettraient dans une position ridicule. Il n’est pas nécessaire d’avoir reçu l’éducation des villes pour deviner et comprendre cela. Il s’est trompé. Si tu n’étais pas un lion, mon Luis adoré ; si tu avais besoin d’être stimulé dans ton courage, ce serait moi qui t’aurais excité au combat. Tu sais ce que je te disais, hier… j’appartiens à cette vaillante race espagnole qui ne recule devant aucun sacrifice dès que l’honneur est en jeu !… Luis, je ne te retiens pas !… Et puis, dois-je te l’avouer ?… oui, car sans cela tu douterais peut-être de l’immensité de mon amour, eh bien ! Luis, si je suis si calme, si peu effrayée, si pleine