Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/6

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tonia, n’est pas possible. Non-seulement elle me couvrirait de ridicule aux yeux de M. de Hallay, mais elle aurait pour résultat de réveiller ses espérances. Il s’imaginerait que le bonheur a amolli mon courage, et, remarque aussi juste qu’elle est, hélas ! triste, rien n’enhardit les hommes, même les plus braves, dans l’exécution de leurs mauvais desseins, comme l’assurance de l’impunité.

M. d’Ambron, en parlant ainsi, s’était insensiblement rapproché de la porte de sortie ; de son côté, Antonia, par une manœuvre non moins habile, s’était placée entre la porte et le jeune homme.

— Luis ! s’écria-t-elle, tu sais bien que tes volontés sont les miennes, et que jamais je ne songerai sérieusement à m’opposer à tes résolutions. La générosité t’ordonne donc de m’écouter… un mot encore.

— Dis, Chère Antonia !…

— Tu me jures que tu ne me répondras qu’après avoir bien réfléchi à ce que je vais te demander ?

— Je te le promets.

La charmante jeune femme baissa la tête, puis, après une légère hésitation, et d’une voix qui dénotait une adorable confusion.

— Luis, reprit-elle, quand M. de Hallay est devant toi, ne penses-tu pas continuellement à la scène que dénoua jadis le couteau de Panocha ?

M. d’Ambron voulut simuler un sourire, mais ses lèvres pâles et agitées se refusèrent à son intention.

— Oui, Antonia.

— Et hier au soir, pendant la courte durée de votre entretien, pour ne pas accabler M. de Hallay du poids de ton mépris ; n’as-tu pas été obligé d’avoir recours à toute ta force de volonté ; de te rappeler la promesse que tu m’avais faite de ne plus revenir sur le passé ?

— C’est vrai, Antonia !…

— TU vois bien, Luis, que tu serais coupable de te refuser à ma prière… car tu n’attends qu’un prétexte pour éclater !…

M. d’Ambron allait répondre, quand un léger coup fut frappé au dehors à la porte de la chambre.

— Señora, dit une servante de la ferme en entrant, le señor don Enrique voudrait vous voir, et il vous prie de descendre.

Cette communication banale, grossièrement formulée, fit tressaillir M. d’Ambron.

— C’est bien, Marina, répondit-il à la servante, retournez près du señor don Enrique, et dites-lui qu’il va être obéi.

— Viens, Antonia, continua le jeune homme offrant son bras à sa femme, nous ne devons pas faire attendre un hôte aussi illustre.

L’ironïe avec laquelle M. d’Ambron prononça ces mots exprimait une volonté si impérieuse, que la jeune femme n’osa pas résister ; elle comprenait que la moindre apparence d’opposition ne servirait qu’à grandir outre mesure l’irritation de son mari.

— Marquis, dit M. d’Ambron en pénétrant dans le salon où se trouvait alors M. de Hallay, voici madame la comtesse qui se rend à vos ordres.

M. de Hallay s’inclina respectueusement devant la jeune femme ; puis, regardant ensuite froidement M. d’Ambron.

— Permettez-moi, monsieur, lui répondit-il d’une voix qui aurait dérouté la sagacité d’un diplomate, tant elle était exempte de toute accentuation, permettez-moi de ne pas accepter l’interprétation qu’involontairement, sans aucun doute, vous venez de donner à mes paroles. J’ai simplement chargé la servante Marina de s’informer auprès de la comtesse d’Ambron si elle daignerait accepter, avant mon départ, l’expression de mes respectueux remerciements pour son hospitalité. J’ai pensé, et je pense encore, que cette démarche m’était commandée par les plus strictes convenances. Maintenant, si la Marina, peu au fait des usages du monde, à mal entendu où travesti involontairement mon message, il me semble que la responsabilité de sa gaucherie ou de son ignorance ne saurait retomber sur moi.

Ces longues explications, qui prouvaient clairement, de la part de M. de Hallay, des intentions fort pacifiques, causèrent autant de joie à Antonia que d’étonnement à M. d’Ambron. Ce dernier ne put même s’empêcher, dans sa loyauté, de balbutier quelques mots d’excuse.

— Ainsi, vous devez repartir bientôt, señor don Enrique ? demanda Antonia.

— Immédiatement après le déjeuner, Madame.

M. de Hallay fit une légère pause ; puis, reprenant d’un ton qui indiquait en même temps la politesse et l’indifférence :

— Je suis enchanté de voir que votre subite indisposition d’hier n’a eu aucune suite… Vous êtes ce matin, madame, rayonnante de fraîcheur et de santé… aurai-je l’honneur de déjeuner avec vous, ou bien devez-vous vous retirer de nouveau dans vos appartements ?

Cette question, parfaitement convenable, parut à M. d’Ambron cacher une intention ironique ; aussi s’empressa-t-il de répondre :

— Nous allions descendre pour le déjeuner, lorsque la Marina est venue nous trouver de votre part. Antonia, ordonnez, je vous prie, que l’on serve tout de suite ; M. de Hallay est si surchargé d’occupations, que les moindres minutes représentent pour lui des heures.

Ce fut avec une certaine hésitation qu’Antonia sortit du salon, et une précipitation mal dissimulée qu’elle y rentra. Pendant sa courte absence, les deux jeunes gens n’avaient pas échangé une seule parole.

Peu après on apporta le déjeuner et l’on se mit à table. M. de Hallay, assis en face de la porte laissée toute grande ouverte, semblait prêter toute son attention à ce qui se passait au dehors. Du reste, cette distraction était bien pardonnable ; sa troupe d’aventuriers arrivait, par groupes séparés, devant le rancho, indiqué la veille comme point de ralliement.

Tout à coup le visage jusqu’alors impassible du jeune homme s’anima d’une singulière expression de joie, et se tournant vers M. d’Ambron, il entama brusquement la conversation.

— Vraiment, comte, dit-il, je regrette que votre pastorale et sentimentale existence ne vous permette pas de vous joindre à nous !… Vous auriez trouvé dans notre hardie expédition ces émotions et ces aventures que l’Europe ne vous donnait pas et que vous êtes venu chercher dans ces pays inconnus et lointains… Mais il ne faut pas songer à vous compter dans nos rangs… vous êtes si heureux dans