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première personne que rencontra le marquis fut M. d’Ambron.

— Vous ici, comte ! dit-il avec froideur, quoique en simulant l’étonnement.

M. d’Ambron regarda fixement son ancien adversaire, et, d’une voix qui dénotait plutôt une affectation de calme qu’un calme réel :

— Ignoriez-vous donc ma présence au rancho ? demanda-t-il.

— Certes ! comment en aurais-je été instruit ?

Un sourire de mépris passa fugitif et à peine visible sur les lèvres de M. d’Ambron.

— Que désirez-vous, monsieur de Hallay ? reprit-il à son tour.

Le marquis envisagea son rival, et d’un ton qui, tout en restant dans les strictes limites des convenances, accusait néanmoins une incontestable tendance à l’ironie :

— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, répondit-il, que votre question serait mieux placée dans la bouche d’Antonia que dans la vôtre. Il me semble que c’est au maître d’une maison qu’on doit s’adresser tout d’abord quand on sollicite l’hospitalité. Or, Antonia…

— La señorita Antonia, interrompit M. d’Ambron en appuyant avec affectation sur le mot de señorita, n’existe plus…

— Que m’apprenez-vous là ? Parbleu ! la voici elle-même. Cette plaisanterie, comte…

M. d’Ambron alla prendre Antonia par la main, et la ramenant vers M. de Hallay :

— Madame la comtesse d’Ambron, dit-il, je vous présente M. le marquis de Hallay ; monsieur le marquis, madame la comtesse d’Ambron.

Le marquis s’inclina profondément et gravement devant Antonia ; M. d’Ambron suivait d’un œil ardent et scrutateur les moindres mouvements de M. de Hallay.

Pendant les quelques secondes que mit Antonia à maîtriser son émotion, on aurait pu distinguer les respirations oppressées des deux jeunes gens ; l’un et l’autre étaient parvenus, à force de volonté, à attacher et à conserver un masque sur leurs visages, mais ils étaient impuissants à comprimer les battements de leurs cœurs.

— Monsieur de Hallay, dit la jeune femme en s’empressant de rompre le silence, vous n’ignorez point que les portes de la Ventana sont ouvertes à tous les voyageurs… Vous êtes ici chez vous !… Veuillez m’excuser si je vous quitte aussi brusquement… mais j’éprouve depuis hier un violent, un horrible mal de tête et j’ai besoin de repos. Je vous le répète, vous êtes ici chez vous : les serviteurs sont à vos ordres.

Antonia, sans attendre la réponse du jeune homme, prit le bras de son mari et s’éloigna.

— Elle est cent fois plus belle qu’auparavant, murmura le marquis, dont les yeux brillaient d’un sauvage éclat, et lui, plus arrogant, plus superbe que jamais !… J’ai craint un instant de ne pouvoir plus contenir la colère furieuse qui fermentait en moi !…

Bah ! une nuit est bientôt passée !… et demain doit sonner pour moi l’heure du triomphe et de la vengeance !… Miss Mary est une abominable fille… mais il faut avouer qu’elle est douée d’un esprit éminemment inventif et qu’elle a souvent des inspirations fort heureuses !


IX

L’EXPLOSION.


Le lendemain de l’arrivée du marquis de Hallay au rancho de la Ventana, vers les huit heures du matin, Antonia, agenouillée devant le prie-Dieu qui lui venait de sa mère, était plongée dans un recueillement profond. M. d’Ambron, debout et les bras croisés sur sa poitrine, contemplait la jeune femme dans une muette extase. Jamais, il faut le dire, la beauté d’Antonia n’avait brillé d’un plus pur éclat ; elle atteignait les dernières limites de l’idéal humain !

Après quelques minutes d’une fervente prière, la jeune femme se releva, et, s’appuyant au bras du comte par un geste empreint d’un gracieux abandon, elle sortit du retiro.

— Luis, lui dit-elle une fois qu’elle eut refermé derrière elle la porte de son sanctuaire, mon Luis bien-aimé, je t’en conjure, ne t’éloigne pas… reste ici jusqu’au départ du marquis !…

— Toujours tes mêmes craintes, Antonia ! répondit le comte en souriant.

— Oh ! toujours, et plus fortes que jamais…

— Cependant, chère enfant, notre entrevue d’hier au soir aurait dû te rassurer. Si le marquis était venu ici avec des intentions hostiles contre moi, il les aurait manifestées sur-le-champ… ta présentation lui offrait un excellent prétexte pour commencer les hostilités, car il savait fort bien qu’il lui suffisait d’un geste, d’un mot, moins que cela même, d’un sourire suspect, pour faire éclater ma colère ! Or, je dois le reconnaître, à part cette affectation de t’appeler familièrement Antonia, lorsqu’il était censé ignorer encore notre mariage, il a été d’une tenue irréprochable !…

— Ainsi tu crois, Luis, à la bonté du marquis ?

— Non, chère Antonia, mais à sa cupidité.

— Comment cela ?

— Il n’ira pas choisir, pour me chercher querelle, le moment où, placé à la tête d’une formidable expédition, il marche à la conquête de la fortune. Il n’ignore pas que je serais l’adversaire le plus sérieux qu’il aurait rencontré de sa vie entière, et que si nous nous trouvions face à face, l’épée ou le pistolet au poing, l’avantage ne serait plus, cette fois, de son côté. Or ce n’est pas, en général, quand on se figure être à la veille de conquérir la toison d’or, que l’on joue inutilement sa vie chemin faisant.

— Oui, Luis, tu as raison, tu dois avoir raison. Mais qu’importe la puérilité de mes craintes !. Du moment où elles me rendent malheureuse, c’est absolument comme si elles étaient fondées. Ainsi, c’est bien convenu, Luis, tu ne sortiras pas de cette chambre avant que M. de Hallay ait quitté la Ventana.

— Cette espèce de séquestration, quelque douce qu’elle me serait, puisque tu la partagerais avec moi, chère An-