Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

restriction que je vous donnai, il commença à changer de langage et finit par se poser comme mon rival ! La pensée d’avoir l’avantage sur moi souriait singulièrement à son amour-propre. Enfin, exalté par la présence des convives, il me proposa de parier une certaine somme d’argent, qu’avant deux mois vous seriez sa maîtresse : confiant dans votre vertu, et ne supposant pas M. d’Ambron capable de descendre jusqu’à une criminelle et lâche imposture, j’acceptai. Vous le voyez, Antonia, vous avez le droit de me haïr ; car je suis la cause indirecte, il est vrai, mais trop réelle, hélas ! de votre chute et de votre déshonneur !

M. de Hallay s’arrêta ; le coup était porté, il voulait juger de l’effet qu’il avait produit.

Antonia s’était levée : ses bras chastement et énergiquement croisés sur sa poitrine, sa tête légèrement rejetée en arrière, ses grands beaux yeux animés d’un feu sombre, et, par-dessus tout, le magnifique sourire de souverain mépris qui abaissait à leurs extrémités ses lèvres si finement et si admirablement modelées, formaient un ensemble d’une fière majesté castillane : la fille du grand d’Espagne ne mentait pas à son sang.

— Monsieur de Hallay, dit-elle, avec une écrasante et froide dignité, vos calomnies, débitées, il y a trois mois, à la ranchera Antonia, l’auraient fait rougir de honte et pleurer de désespoir ; adressées aujourd’hui à la comtesse d’Ambron, elles restent des calomnies inutiles, et mettent, sans profit pour vous, une tache de plus sur votre nom ! Monsieur de Hallay, j’ai tenu ma promesse… J’ai écouté vos explications !… Maintenant, je désire être seule !…

Le geste par lequel Antonia désigna au marquis la portière de la tente était empreint d’une si injurieuse hauteur, que le jeune homme, de pâle qu’il était, devint livide.

Sa fureur était si excessive qu’il resta, durant l’espace d’une minute, incapable d’articuler une seule parole ; mais il n’obéit pas.

Enfin, reprenant sinon son sang-froid, au moins l’usage de ses facultés :

— Vous, comtesse d’Ambron, pauvre Antonia s’écria-t-il avec un éclat de rire forcé et aigu qui ressemblait au grincement d’un ressort d’acier ; hélas ! chère enfant, quelle erreur est la vôtre ! Vous n’êtes pas plus comtesse que ne l’a été cette excellente et douce miss Mary, que M. d’Ambron a aimée avant vous ! Vous, comtesse d’Ambron ! Ah ! que cette prétention, si elle est sincère, dénote de votre part une rare et adorable naïveté ! Sachez donc, ô trop incrédule Antonia ! que votre mariage, contracté en dehors de toutes les formalités exigées par la loi, ne vous donne absolument aucun droit sur M. d’Ambron, et lui laisse à lui toute sa liberté. Rien ne s’oppose à ce qu’il contracte demain une union légitime, et ne fasse une véritable comtesse d’Ambron !

— Votre gaieté est fausse, et vos paroles sont des mensonges, interrompit Antonia. Ce que j’éprouve pour vous, señor, ce n’est plus de la haine, ni de la colère, ni du mépris, c’est du dégoût. Sortez !

Le marquis chancela. La violence de sa fureur dépassait sa force de caractère : il se sentait incapable de contenir plus longtemps sa rage, et il en redoutait l’éclat.

— Antonia, Antonia, murmura-t-il d’une voix rauque, pas un mot de plus ! Ainsi que la goutte d’eau fait déborder le vase trop plein, de même une parole, une syllabe, une simple exclamation pourrait faire déborder ma colère. Je vous répète ce que je vous disais au début de cet entretien : « Grâce pour vous et pour moi. »

— M. d’Ambron est vivant, s’écria la jeune femme, je ne crains plus rien !…

Un long silence suivit cette dangereuse réponse.


FIN DE LA QUATRIÈME SÉRIE.