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M. de Hallay se recueillit pendant une minute, puis il reprit :

— Antonia, je dois avant tout vous déclarer que si je n’ai pas su résister à la tentation de vous garder auprès de moi, lorsqu’un hasard inattendu vous a mise en ma puissance, du moins suis-je complètement étranger à la pensée et à l’exécution de votre enlèvement. Le simple bon sens vous suffira pour reconnaître cette vérité. Si j’avais eu l’intention de vous arracher à votre monotone et fade existence de la Ventana, je n’aurais pas eu recours à la ruse. J’avais pour moi la force ; j’aurais agi publiquement. Les demi-mesures et les petites hypocrisies sont antipathiques à mon caractère. C’est donc simplement, uniquement à la glorieuse passion que vous aviez inspirée au seigneur Joaquin Dick, que vous devez attribuer votre présence, ici !… Le seul tort que vous ayez à me reprocher, c’est de vous avoir arrachée des mains de ce mystérieux vagabond. Or, je doute que votre haine s’égare jusqu’à cette injustice ! Maintenant que le passé est éclairci, j’arrive au présent. M’écoutez-vous, mistriss Antonia ?

— Oui, monsieur, il le faut bien.

Les fougueuses passions qui agitaient son cœur obligèrent le marquis à faire une légère pause ; il avait besoin, pour ne pas trop effrayer sa victime, de mettre un peu d’ordre dans sa violence, si l’on peut s’exprimer ainsi.

— Antonia, reprit-il, ce qui me reste à vous apprendre va apporter, je le sais, une triste lumière à votre esprit, une grande douleur à votre âme. Mon rôle auprès de vous ressemble à celui du chirurgien qui torture un blessé pour lui sauver la vie. La douleur que je vais vous infliger, quelque poignante qu’elle vous paraisse sur le moment, doit finir par vous être salutaire ! Appelez donc à vous toutes vos forces, tout votre courage !

Si ce préambule menaçant n’alarma pas Antonia, — sa position n’était-elle pas aussi affreuse que possible ? — du moins eut-il pour résultat de l’arracher momentanément à ses chères pensées. Assurée que M. d’Ambron était vivant, elle cessa de songer uniquement à lui pour se préparer à repousser l’attaque que lui annonçaient les préparations oratoires du marquis.

— Ma confiance en Dieu est sans bornes, señor, dit-elle, et cette confiance me manquât-elle, qu’il me resterait encore la force que l’on puise toujours dans un glorieux martyre. Souffrir pour mon amour, c’est être presque heureuse. N’essayez point de vous jouer de ma crédulité, vous ne réussiriez pas. Il se passe actuellement en moi un phénomène bizarre, et que je ne sais trop comment vous expliquer. Il me semble entendre, lorsque vous me parlez, deux voix distinctes et différentes, et qui prononcent en même temps deux phrases opposées. L’une de ces voix frappe mon oreille, l’autre mon cœur !… Celle qui s’adresse à mon oreille est mielleuse ; celle que surprend mon cœur est empoisonnée !… Mais vous ne sauriez me comprendre, et je dois vous paraître insensée !… Quel est ce nouveau malheur que vous avez à m’apprendre ? Parlez, señor !… parlez— !…

Cette permission que de Hallay avait si vainement sollicitée depuis quinze jours, et qu’Antonia lui accordait alors sans se faire prier, parut lui causer plus d’embarras que de joie. S’il lui eût été possible de s’éloigner sans avouer, par cette retraite inopportune, ses mauvaises intentions, il aurait délivré sur-le-champ sa victime de sa présence.

— Antonia, répondit-il, le premier amour d’une jeune femme commence presque toujours par l’aveuglement et se termine invariablement par la désillusion ! C’est la vérité que je vous apporte !… Si l’éclat de sa lumière, trop vive pour vos yeux affaiblis par l’habitude des ténèbres, vous éblouit et vous blesse tout d’abord, ne vous récriez pas, mais attendez !… Toute guérison se paye par une douleur !… Antonia, je vais droit au but : M. d’Ambron ne vous aime pas, ne vous a jamais aimée.

La jeune femme tressaillit, et, croisant par un geste d’effroi et d’égarement ses deux mains sur sa poitrine :

— Luis ne m’aime pas !… Luis ne m’a jamais aimée ! répéta-t-elle machinalement et avec stupeur. Oh ! taisez-vous ! taisez-vous, señor ! un si odieux mensonge vous porterait malheur !

Mais presque aussitôt le sourire d’une foi sublime fit resplendir l’adorable visage de la jeune femme.

— Folle que je suis ! murmura-t-elle, comment ai-je pu me laisser prendre un seul instant à une aussi grossière imposture !… Luis me dirait lui-même qu’il ne m’a jamais aimée que je ne le croirais pas !

— Je m’attendais à cette indignation, Antonia ; mais laissez-moi poursuivre. Il est un sentiment que vous ne connaissez pas encore, pauvre enfant, un sentiment dont le germe se trouve en vous comme dans toute créature, mais que l’existence que vous avez menée jusqu’à ce jour a laissé engourdi dans votre cœur ; ce sentiment, que chacun dissimule soigneusement sous le nom d’une qualité ou d’une vertu, s’appelle l’amour-propre !

L’amour-propre, Antonia, est à la fois stupide et féroce ! Il est le moteur ou le conseiller de la plupart des folies et des malheurs qui attristent et affligent l’humanité. Par exemple, que, dans une heure d’égarement et de faiblesse, un homme illustre par sa position ou sa grande fortune retire de la fange, pour l’élever jusqu’à lui, une misérable femme, indigne sous tous les rapports de cet inespéré bonheur, qu’arrive-t-il ? Ceci : qu’aussitôt, les hommes les plus spirituels, les plus distingués, les plus charmants, recherchent, adulent, adorent cette misérable qui, lorsqu’elle était la veille encore confondue dans la foule, les eût vus se détourner d’elle avec un dégoût hautain. Oh ! ce n’est pas que cette femme leur plaise. Non ; mais il est si flatteur, si honorable d’être le rival préféré d’un homme illustre ! Le gueux, l’imbécile et le lâche qui trompent le millionnaire, l’homme de génie ou le brave, se croient supérieurs à Jacques Cœur, à Molière, à Turenne ! Mais je vous cite là, Antonia, des noms qui sont pour vous sans signification. Je reviens donc à ce qui vous concerne. Ce que vous appelez l’amour, et ce que je nommerai, moi, le caprice de M. d’Ambron, a pris naissance dans une circonstance à peu près semblable. La seule différence, cette fois, existait dans la femme, car je reconnais, mieux encore, je proclame qu’il n’y a pas au monde entier une jeune fille plus digne que vous, Antonia, d’inspirer une admiration et une passion sans bornes ! Le hasard, qui nous avait réunis, M. d’Ambron et moi, à la même table, voulut que votre nom fût prononcé devant les convives. Le comte, votre prétendu mari, parla d’abord de vous avec une parfaite indifférence ; mais bientôt, excité par les louanges sans