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soin, placent les chariots de façon à couvrir le camp et à le garantir contre toute surprise.

Les chariots, disposés en forme dé croix de Saint-André, et réunis entre eux par des chaînes, permettent de repousser par trois feux croisés toute agression ou toute attaque qui serait tentée du dehors. Ces sortes de fortifications mobiles et improvisées présenteraient un sérieux obstacle à l’élan discipliné des meilleures troupes européennes. Pour les Peaux-Rouges, ils sont inexpugnables !

Après avoir passé une rapide inspection et s’être assuré que tout était en ordre, M. de Hallay était descendu de cheval devant une tente d’assez confortable apparence, qui avait été dressée à son intention ; mais après une courte hésitation, au lieu d’entrer, il avait poursuivi sa route et s’était dirigé vers les chariots. Au point central des lourds véhicules, on avait ménagé une place d’une longueur d’environ trente pieds sur une largeur de quinze. Une petite tente en fort coutil, rendue imperméable par une préparation de caoutchouc, occupait la moitié de cet espace. Ce fut devant la porte de cette tente que M. de Hallay s’arrêta.

Après une nouvelle hésitation plus prolongée que la première, il parut prendre an parti, et par un geste dont la brusquerie prouvait qu’il craignait le retour de ses irrésolutions, et qu’il voulait, ainsi que Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux se couper toute retraite, il écarta la draperie qui fermait l’entrée et franchit le seuil de la tente.

L’ameublement du fragile abri n’était rien moins que luxueux : il se composait d’une petite table en acajou non poli, de deux chaises en jonc avec un dossier arrondi, et d’une étroite couchette en fer. Sur une chaise était assise Antonia : son coude droit appuyé, sur la table, et son front incliné reposant dans la paume de sa jolie main, la jeune femme avait une immobilité de statue ; l’arrivée du marquis ne lui fit pas relever la tête. Quant à M. de Hallay, la pâleur cadavérique de ses joues, l’éclat de son regard, la mobilité irrégulière de son front et, par-dessus tout, certains tressaillements saccadés et nerveux qui soulevaient sa large et puissante poitrine, donnaient un irrécusable démenti à l’air libre et dégagé qu’il avait affecté de prendre, en se présentant devant sa victime.

— Antonia, dit-il après une minute d’attente et avec une douceur étudiée, et qui ressemblait au calme qui précède l’orage, croyez-moi, ne vous obstinez pas dans votre dédaigneux silence. La conscience de ma force me rend clément pour la haine, mais impitoyable pour le mépris ! Vous jouez là un jeu dangereux, chère enfant !

Le marquis espéra en vain une réponse : la jeune femme ne bougea pas.

— Antonia ! Antonia ! reprit-il avec une violence sourde et contenue, mais déjà prête à éclater, au nom de votre bonheur, au nom de ma tranquillité future, sauvez-moi de ma propre colère !… l’explosion en serait, pour nous deux, fatale et irrémédiable… Oh ! ne vous imaginez pas, enfant, que je veuille vous effrayer… Ce ne sont point là des menaces que je vous adresse, ce sont plutôt des prières… Je vous demande grâce et pour vous et pour moi ! Vous vous taisez encore, toujours !… Oui, je comprends, dans une de ces crises nerveuses si communes aux femmes, crises qui proviennent de leur faiblesse et qu’elles acceptent comme la révélation d’une force ou d’une énergie qu’elles ne se savaient pas, vous ayez fait le sacrifice de votre vie ! Peu à peu, cette pensée de mort a fini par exalter votre orgueil jusqu’au délire ! Maintenant, vous en êtes presque à chercher un prétexte pour la mettre à exécution. Eh ! mon Dieu ! Antonia ! sachez-le bien, votre mort ne désarmerait ni n’annulerait ma vengeance. Au lieu de la disséminer, elle la concentrerait. Voilà tout. La chute de votre corps me découvrirait la poitrine de M. d’Ambron.

L’effet que ces dernières paroles produisirent sur l’infortunée jeune femme ne saurait se rendre. Le soubresaut qui redressa son corps charmant, le cri qui partit de son cœur, la joie qui illumina son adorable visage, manquent de nom dans la langue humaine. M. de Hallay fut tout à la fois effrayé et ébloui.

— Oh ! merci, mon Dieu ! murmura-t-elle en levant au ciel ses mains jointes avec une ferveur passionnée et ses yeux humides de douces larmes. Oh ! merci, mon Dieu ! Luis n’est pas mort ! Mes pressentiments ne m’avaient pas trompée… je suis toujours la fille de la Vierge !

Il y avait dans la manifestation de cette joie sans limites quelque chose de si idéal, de si céleste, que M. de Hallay en fut, malgré lui, comme ému, cette joie donnait à Antonia une rayonnante et sublime beauté.

La voix du marquis retira bientôt la jeune femme de son extase.

— Maintenant, Antonia, que vous voici rassuré, du moins quant au présent, daignerez-vous enfin m’accorder quelques minutes d’attention ? lui demanda-t-il.

La comtesse, rappelée par cette question au sentiment de la réalité présente, laissa tomber sur son terrible interlocuteur un regard qui exprimait bien plus d’étonnement qui d’indignation ou d’effroi.

— Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-elle. Que me voulez-vous ? parlez !…

Mais tout à coup, changeant de ton et de visage :

— Ne me trompez-vous point ! ajouta-t-elle avec une anxieuse vivacité. Est-il bien vrai que M. d’Ambron, mon maître, mon mari, soit rétabli de ses blessures ?… Oh ! oui… oui… vous m’avez dit la vérité… je vous crois, car l’heureuse nouvelle que vous venez de m’apprendre ne vous est pas favorable. Naguère, lorsque je voyais en vous un meurtrier impuni, vous me faisiez horreur. À présent, que je sais M. d’Ambron vivant, vous ne m’inspirez plus que la pitié ! Je prierai Luis de vous pardonner votre crime.

Les yeux du marquis s’injectèrent de sang, et deux points rouges parurent sur les pommettes de ses joues ; mais domptant bientôt sa rage et modérant l’éclat de sa voix :

— Antonia, dit-il froidement, vous venez de me permettre de parler, et de me promettre que vous m’écouteriez. Prêtez-moi toute votre attention !… Cet entretien, que je ne saurais renouveler sans éveiller les soupçons de mes gens et sans compromettre auprès d’eux ma véracité et par suite mon autorité, doit peser d’un grand poids dans nos deux destinées… M’écoutez-vous, Antonia ?

La jeune femme ne répondit pas, et le marquis dut répéter sa question.

— Soit, parlez, je vous écoute, murmura-t-elle avec une indifférence pleine de distraction, et qui prouvait que son esprit n’était plus à ce que lui disait son interlocuteur.