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et il est probable que d’ici à longtemps vous n’aurez plus une nuit entière de repos !

— Où retrouverons-nous votre seigneurie ? demanda Grandjean.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Vous me reverrez lorsque le moment d’agir sera venu. En attendant, suivez avec prudence la piste des bandits. Au revoir.

Le Batteur d’Estrade ramassa sa carabine, qu’il avait déposée à terre, la jeta en bandoulière derrière son épaule droite, et s’enfonça dans l’intérieur du bois. Après un quart d’heure d’une marche aussi aisée et rapide que s’il eût parcouru une plaine, Joaquin s’arrêta et se mit à écouter avec attention. Bientôt un doux sourire, à peine ébauché, glissa sur ses lèvres.

— Brave ami ! murmura-t-il, il m’attend toujours !…

Le Batteur d’Estrade modula alors un sifflement tout particulier, dont les notes ténues et prolongées devaient, quoiqu’elles ne fussent pas éclatantes, s’entendre de fort loin.

Presque aussitôt, la tête fine et nerveuse du cheval Gabilan apparut, méfiante et soupçonneuse, au-dessus d’un épais buisson.

Le noble animal, à la vue de son maître, poussa un hennissement contenu, mais joyeux, et s’élançant vers lui, le rejoignit en quelques bonds.

Joaquin passa sa main droite dans l’épaisse crinière de Gabilan, puis de la gauche il se mit à lui caresser le garot.

Gabilan, quoique évidemment flatté de cette marque de tendresse, paraissait inquiet ; le cou recourbé par un mouvement de cygne, il flairai de ses naseaux élastiques et mobiles l’épaule de son maître.

— Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, mon bon Gabilan ; tu as l’esprit tout agité, lui dit Joaquin, absolument du même ton qu’il aurait pris en parlant à une personne. Ah ! je devine ! Fi ! le vilain jaloux, qui s’imagine que je lui ai donné un remplaçant ! Non, Gabilan, je n’ai point revu Tordo ; tu es toujours mon seul, mon unique, mon préféré compagnon de combats et d’aventures.

Au tressaillement nerveux qui agita les flancs noirs, lustrés et polis comme du marbre de l’admirable bête, ou eût été tenté de croire qu’elle comprenait et admettait la justification de son maître. Cette scène bizarre, qui reliait par une mystérieuse et sympathique affinité deux organisations placées à des échelons si différents dans l’ordre de la création, l’homme et la brute, formait un petit tableau de genre d’une sauvagerie pleine d’élégance et de fraîcheur. Joaquin détacha d’abord la bride, qu’avant de laisser errer son cheval dans le bois il avait roulée autour de son cou, afin de lui laisser une plus grande liberté de mouvements et ne pas l’exposer à être retenu prisonnier par les lianes ; il plaça ensuite sur le dos de Gabilan une espèce de manteau-couverture imperméable et de couleur sombre, puis s’élançant enfin sur cette selle improvisée, il prit la direction de la rivière Gila.

Dix minutes plus i « M, Gabilan, averti par une double et presque insensible pression des genoux de son maître, sautait vaillamment de la berge dans l’eau, et, nageant avec une force et une aisance incroyables, ne tardait pas à prendre pied sur la rive opposée.

Il était alors environ cinq heures ; le jour décroissait avec cette rapidité qui, dans l’Apacheria, annule pour ainsi dire le crépuscule. L’endroit où Joaquin et Gabilan avaient abordé était une plaine crevassée de fondrières et bosselée de monticules irréguliers. De nombreux et gros blocs de pierres granitiques, aux formes étranges, s’étendaient à une distance considérable. Vus de loin à travers le crépuscule, ils ressemblaient à une légion de monstres fantastiques chargés de la garde des frontières indiennes.

Le Batteur d’Estrade fit gravir à sa monture une éminence assez élevée, puis il s’arrêta. Il apercevait brûler, à deux milles dans le lointain, et s’accroissant de seconde en seconde, une grande quantité de feux isolés et tremblants. Ces feux éclairaient le campement de la troupe du marquis. Joaquin étudia longtemps et avec soin la façon dont ils étaient disposés.

— Il y a parmi ce ramassis de bandits des gens habitués à la vie nomade et aux aventures du désert, murmura-t-il après son examen ; ce campement irréprochable ne saurait être l’effet d’un heureux hasard. Combien de sentinelles ?… Huit… Je passerai !… et d’hommes de garde pour les soutenir en cas de besoin ?… Une vingtaine… Ce ne serait pas assez pour soutenir une attaque sérieuse !

Le Batteur d’Estrade redescendit dans la plaine, mit pied à terre, et sifflant doucement son cheval qui se mit à le suivre avec l’intelligente docilité d’un chien de chasse, il s’avança dans la direction du campement.

Après avoir franchi une distance de plus d’un mille, il fit une nouvelle pause : il se trouvait alors au milieu d’un colossal amas de roches.

— Attends-moi ici sans bouger, Gabilan, dit-il à demi-voix.

Le cheval, entendant la voix de son maître, avait baissé les oreilles et allongé le cou, comme s’il eût craint de perdre un seul mot de ce qu’on allait lui dire.

Joaquin Dick sangla la ceinture de cuir qui lui serrait la taille, se recueillit un instant, et appuyant fortement ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les battements désordonnés :

— Ô mon Dieu ! murmura-t-il, prenez en pitié les souffrances sans nom que j’ai endurées depuis quinze jours, et permettez que je revoie encore une fois mon enfant !


XXI

L’ÉPERVIER ET LA COLOMBE.


Si le comte d’Ambron avait pu être instruit d’une entrevue qui avait eu lieu le jour même dans le camp des bandits entre le marquis de Hallay et Antonia, il est certain qu’il n’aurait pas laissé Joaquin Dick partir seul : de gré ou de force, il l’aurait accompagné dans sa scabreuse et périlleuse excursion.

Mais avant de rapporter ce qui s’était passé entre le bourreau et la victime, quelques ligues de description sont d’abord indispensables.