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gent ? Je sens, moi, que, si j’avais le malheur d’aimer une femme, je n’hésiterais pas à m’en défaire pour dix piastres. Mon opinion est donc qu’avant d’engager une lutte dans laquelle nous n’aurons assurément pas le dessus, car notre infériorité numérique est trop marquée, l’on tâche d’entrer en arrangement avec l’ennemi.

Il avait fallu que M. d’Ambron déployât toute sa force de caractère et se rappelât sans cesse quel homme était Grandjean, pour ne pas laisser éclater toute son indignation.

À peine le géant eut-il cessé de parler, que le comte interpella le Batteur d’Estrade.

— Terminons-en promptement, Joaquin, s’écria-t-il. Il ne nous reste plus qu’à connaître votre opinion. De grâce, ne me faites pas languir ; j’ai hâte de passer du discours à l’action. Êtes-vous d’avis d’attaquer tout de suite, ainsi que je le propose, ou bien d’attendre des renforts, ainsi que le conseille Lennox ?

Joaquin Dick eut un singulier et profond sourire, qui rendit pour un instant la sérénité et comme un reflet de jeunesse à son visage flétri et ravagé par la douleur.

— Comte, dit-il lentement, Lennox a consulté sa prudence ; vous, vous avez parlé avec votre cœur ; mais Grandjean seul nous a fait entendre le langage de la raison. Je le range donc entièrement à son avis et je vais me rendre sur l’heure auprès de M. le marquis de Hallay.

Un assez long silence suivit cette réponse. M. d’Ambron, en proie à un étonnement extrême, se demandait si les paroles qui bourdonnaient encore à ses oreilles étaient bien réellement sorties des lèvres de Joaquin Dick, ou s’il n’était pas plutôt lui-même sous l’empire d’une hallucination ; il doutait du témoignage de ses sens.

Le vieux chasseur, ses yeux fixés sur le Batteur d’Estrade, le front soucieux, l’air plus solennellement rogue que jamais, réfléchissait profondément. Quant au Canadien, il n’était pas le moins du monde surpris de la preuve de pénétration qu’il achevait de donner : il avait si bien étudié le cœur humain depuis deux semaines !

Joaquin Dick, après s’être levé, allait partir sans entrer dans aucune autre explication, lorsque Lennox, se plaçant devant lui :

— Où vas-tu ainsi ? lui demanda-t-il en lui barrant le passage.

— Je te l’ai déjà dit, trouver le marquis de Hallay.

— Non, Joaquin, tu n’iras pas !

— Qui m’en empêchera ?

— Ta loyauté…

— Ma loyauté !… Comment cela ?

— Oh ! n’affecte pas cet air surpris, tu sais parfaitement bien ce que je veux dire.

— Non !

La spontanéité et le ton de franchise de cette négation parurent diminuer la méfiance de Lennox, mais non pas la dissiper entièrement.

— Joaquin, reprit-il, lorsque le nom d’Antonia, que tu as prononcé tout à l’heure par hasard, nous a fait rengainer nos couteaux et, au lieu d’en venir aux mains, souscrire une mutuelle alliance, j’ai compris que si je te sacrifiais mes intentions, toi, de ton côté, tu t’engageais à me laisser ma vengeance !…

— Tu as bien compris !

— Alors, pourquoi veux-tu te rendre auprès de de Hallay ?…

— Mais, je te le répète, pour traiter de la rançon d’Antonia.

— Et si, comme je n’en doute pas, il le refuse ?

— Ce sera tant pis pour lui.

— Tu le tueras ? tu vois !

— Pas du tout ! je m’éloignerai sans rien tenter contre sa personne.

— Tu me le jures, Joaquin ?

— Je te le jure !

— Mais, en ce cas, votre démarche est aussi inutile pour Antonia que dangereuse pour vous, señor ! s’écria M. d’Ambron.

— Pourquoi donc, comte ?

— Parce que vous savez parfaitement que M. de Hallay, quelque déchu qu’il soit, n’est pas encore tombé assez bas pour accepter un si honteux marché !… Il y a dans sa dégradation la fougue et l’énergie qui font les assassins, et non pas la lâcheté qui fait l’ignoble et vil coquin !…

Joaquin sourit, comme il souriait jadis lorsque son cœur, ulcéré par la prétendue trahison de Carmen, était si hostile à la nature humaine, si peu croyant à la vertu !

— Cher comte, dit-il, avant de prétendre que le de Hallay repoussera ma proposition, vous auriez dû vous informer d’abord du taux de la rançon que je dois lui offrir ! Les chiffres ennoblissent singulièrement certaines transactions !… Rappelez-vous le mot naïf et profond de la reine Anne d’Autriche !… « Vous m’en direz tant ! » Certes, le don de quelques dollars isolés constitue une insulte, mais l’hommage de beaucoup de dollars réunis et qui s’appellent alors million, c’est différent ! Les périphrases pompeuses abondent pour motiver et honorer ces grands mouvements de capitaux !… Le de Hallay a de vives passions et une haute intelligence. Il acceptera…

Cette explication, qui aurait dû combler de joie le jeune homme, puisqu’elle présentait pour Antonia une sérieuse chance de succès dans un avenir très-prochain, avait amené, au contraire, un nuage sur son front. Il se disposait à répondre, lorsque Joaquin, lui prenant les mains et baissant la voix :

— Cruel enfant, lui dit-il, qui ne veut pas que le salut d’un ange serve de réhabilitation à un cœur coupable et repentant ! Ce n’est pas de la magnanimité, Luis, c’est de l’orgueil !

Il y avait tout à la fois dans la parole du Batteur d’Estrade une si touchante et imposante expression de reproche, de tendresse et d’autorité, que M. d’Ambron se sentit attendri et subjugué. Il lui serra longuement la main.

— Joaquin, lui répondit-il, vous êtes grand dans tout ce que vous faites, grand dans le vice comme dans la vertu. J’accepte. Merci.

— Au revoir ! s’écria le Batteur d’Estrade, en s’adressant tant au comte qu’à Lennox et au Canadien. Vous aurez bientôt, demain sans doute, des nouvelles de la pauvre prisonnière. Lennox, ne perds pas une minute pour amener tes Peaux-Rouges ; Grandjean, n’oublie point que j’ai donné à M. d’Ambron droit de vie et de mort sur toi. Vous, comte, tâchez de bien dormir ce soir ; car vous êtes faible encore,