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— Ainsi que font les panthères pour les troupeaux, ils suivent l’ennemi pas à pas, dans l’ombre, profitant de ses imprudences et s’enrichissant de ses dépouilles, plus d’un dormeur isolé, plus d’une sentinelle avancée, plus d’un retardataire paresseux est déjà devenu la proie de mes enfants ! Oh ! je t’assure, Joaquin, que si nous n’étions pas pressés par les circonstances, si nous avions du temps devant nous, ces cinquante hommes nous suffiraient pour anéantir l’armée entière de de Hallay.

— Oui, mais nous n’avons pas le temps.

— Et c’est réellement dommage, car il n’existe pas pour le brave expérimenté une distraction plus agréable que celle d’avoir à détruire, avec une poignée de guerriers, un ennemi qui lui est dix fois supérieur par le nombre. Je n’approuve pas, moi, ces grandes boucheries humaines où le sang coule à flots. Il me semble que j’assiste à un monstrueux repas, où les convives se gorgent outre mesure de viande sans songer à leur nourriture du lendemain. L’excès qui amène la privation est une sottise. Aussi, pour éviter l’inaction et l’ennui, ai-je toujours eu soin de ménager mes ennemis ; de cette façon, ma carabine reste rarement oisive.

— Enfin, quelle est ton opinion, Lennox ?

— Mon opinion, Joaquin, est que tu partes à l’instant même pour aller chercher des renforts. Rien ne te sera plus facile que de réunir en peu de jours un nombre considérable de combattants, car ton pouvoir dans le désert est presque sans bornes. J’ignore quels sont les moyens que tu emploies ; ce qui est certain, c’est que pas une tribu indienne n’oserait discuter tes ordres.

— Et vous, monsieur d’Ambron, reprit le Batteur d’Estrade en se retournant vers le comte, quel est votre avis ?

In triste sourire glissa sur les lèvres décolorées du jeune homme.

— À quoi bon une pareille question, Joaquin ? dit-il, vous savez à l’avance quelle sera ma réponse.

— Moi, oui, c’est possible, mais Lennox l’ignore. Parlez !

— Ma conviction est que Dieu protège souvent les grandes témérités et les change parfois en miracles, quand elles ont pour unique mobile le triomphe de la justice et la punition des coupables ! Je suis intimement persuadé que cinquante Indiens, robustes, agiles et déterminés, qui se jetteraient à l’improviste sur les bandits du marquis, parviendraient à délivrer Antonia ! J’ajoute que si mon projet n’est pas pris en considération, je suis décidé à en courir personnellement la chance !…

Le Batteur d’Estrade s’adressa alors au Canadien :

— Et toi, Grandjean, que penses-tu ?

— Moi, monsieur ! dame ! je n’ose le dire.

— Pourquoi cela ?

— Parce que mon opinion n’est conforme ni à celle du seigneur Lennox, ni à celle du comte mon maître. Le respect me ferme la bouche.

— Parle ! lui dit M. d’Ambron.

Le Canadien, au lieu d’obéir tout de suite, consulta Lennox du regard : le vieux trappeur répondit à cette muette et respectueuse interrogation par un signe affirmatif de tête.

— Eh bien ! reprit Grandjean, je crois que le seul parti sage et sensé que nous ayons à suivre est celui de la retraite. Nous sommes à la veille de la saison des pluies et des froids : le gibier va devenir rare ; les chemins, envahis par la neige, seront bientôt impraticables ; qui sait si dans un mois le retour nous sera encore possible. Ah ! permettez monsieur d’Ambron, voici que vos yeux lancent la flamme et que vous allez vous mettre en colère… Vous auriez tort. N’est-ce pas vous-même qui m’avez ordonné de m’expliquer ? Je ne tenais nullement à prendre part à votre discussion. Qu’est-ce que cela me rapporte ?… pas un dollar ! Voulez-vous maintenant que je me taise ?… Soit ! je ne demande pas mieux.

— Continue, Grandjean, interrompit Joaquin Dick. Il te reste à nous apprendre quel est, selon toi, le moyen le plus efficace, si toutefois tu en entrevois un, pour délivrer la comtesse.

— Certes, seigneurie, je l’entrevois, ce moyen !… Seulement il est si simple, si peu ingénieux, que vous ne daignerez même pas le discuter !… Vous me traiterez d’idiot.

— Qu’importe !… dis toujours !…

— Au fait, cela, importe peu ! Seulement, permettez-moi, je vous en supplie, de procéder à ma guise. Une minute ou deux de perdues ne changeront en rien la position des choses, et donneront bien plus de clarté à mon raisonnement !

— Explique-toi comme tu voudras !

— J’ai beaucoup réfléchi, depuis : quinze jours, seigneurie, aux événements qui se sont passés au rancho de la Ventana, et j’en suis arrivé à la conviction inébranlable que M. de Hallay n’a pas enlevé doña Antonia par amour, mais simplement par cupidité.

— Par cupidité ? Qu’entends-tu par ce mot ?

— J’entends par ce mot, señor Joaquin, ce qu’il signifie. Cupidité veut dire pour moi, comme pour tout le monde, amour de l’argent : pas autre chose.

Joaquin tressaillit, et un éclair brilla dans ses yeux. Une idée subite venait, ainsi qu’un choc électrique, de faire vibrer son cerveau.

— Très-bien ! continue, dit-il froidement. Fais-nous connaître le motif ou la cause de ta conviction.

— Le bon sens ne me permet pas d’admettre que M. de Hallay ait été assez fou pour s’embarrasser, sans une puissante raison, de doña Antonia pendant la durée de sa longue expédition. Il n’ignorait pas que l’enlèvement de cette enfant devait, non-seulement lui valoir des ennuis sans nombre, mais encore lui susciter de puissants ennemis ! L’amour est certes capable, j’en conviens, de conduire les esprits faibles à de déplorables et ridicules résolutions, mais mon ancien maître, M. de Hallay, est, soyez-en convaincu, une forte tête ! S’il a emmené doña Antonia avec lui, s’il la retient toujours prisonnière, c’est qu’il espère retirer d’elle une énorme rançon. Ah ! permettez, monsieur d’Ambron ; si vous m’interrompez, au lieu de deux minutes, ce sera une demi-heure que je vous ferai perdre. Du reste, je n’ai plus que quelques mots à ajouter. À présent, je suppose que M. de Hallay ait cédé à un entraînement de l’amour. Il n’ignore pas, en admettant que son accès ne soit pas encore tout à fait passé, qu’un jour ou l’autre il faudra bien qu’il finisse par se séparer de doña Antonia. Comment croire qu’avec une telle certitude il serait assez insensé pour retenir sa prisonnière si on lui offrait une bonne somme d’ar-