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merveilleux instincts. Pour toi, comme pour moi, le désert n’a ni retraites inaccessibles, ni solitudes ignorées, ni mystères impénétrables ! Le mieux ; si tu y consens, c’est que nous nous servions seulement de nos couteaux. Dans un quart d’heure, tu me retrouveras devant le monstre de pierre. J’arriverai du côté du nord ; toi, tu l’avanceras par le sud. Est-ce convenu ?

— Oui.

— À revoir donc, Joaquin ! mais avant de nous séparer, donnons-nous une dernière fois la main.

La façon distraite et indifférente avec laquelle le Batteur d’Estrade se rendit au désir de Lennox, prouvait le peu de prix qu’il attachait en ce moment à l’affection et à l’opinion du vieux trappeur ! Pour lui, Lennox n’était pas l’ennemi qu’il allait combattre ; c’était simplement un obstacle qu’il devait détruire. La pensée seule de sa fille, d’Antonia, absorbait toutes ses facultés.

— Lennox, dit-il, tout en conservant machinalement la main du trappeur dans la sienne, je ne puis te laisser partir sans protester auparavant contre une grossière erreur que tu viens de commettre, car cette erreur, si le sort des armes se déclare en ta faveur, rendrait ma mémoire à jamais odieuse aux deux êtres que j’aime et que j’estime le plus au monde ! C’est à toi que je m’adresse, Lennox, mais c’est seulement pour M. d’Ambron que je parle ! Tu t’es trompé du tout au tout, en rejetant sur le compte de l’amour l’immense intérêt que m’inspire la position de la prisonnière du marquis de Hallay. Le sentiment que je ressens pour cette infortunée jeune femme est dénué de toute arrière-pensée terrestre… il vient directement du ciel !… Mon unique désir, mon seul rêve, est de rendre cette femme à la tendresse de son époux !… Pour la savoir heureuse, même loin de moi, je verserais tout mon sang goutte à goutte, et mon dernier soupir porterait à Dieu l’expression de ma reconnaissance. Vois-tu, Lennox, en dehors de la vie brutale, des passions bornées, des agitations stériles du désert, il est un monde que, dans ta présomptueuse ignorance de sauvage, tu juges et tu condamnes sans le connaître !… C’est le monde moral !… Je ne serais même aucunement surpris que ce mot fût encore pour toi vide de sens !… Mais lorsque la vieillesse, qui, jusqu’à présent, semble n’avoir pu mordre sur ton corps de fer, aura fini par vaincre ta vigoureuse et phénoménale organisation ; lorsque ton rifle, devenu muet, ne sera plus dans tes mains débiles qu’un inoffensif bâton qui t’aidera à soutenir ta marche chancelante, alors il est probable, Lennox, que la conscience de ta faiblesse te fera comprendre, ce que tu ne soupçonnes pas aujourd’hui, que Dieu a donné à l’homme le dévouement pour le distinguer des animaux, à qui il n’a accordé qu’une reconnaissance intéressée et limitée. Maintenant, Lennox, que je me suis justifié, non à tes yeux, mais à ceux de M. d’Ambron, partons. Mon temps est précieux, j’ai hâte de t’écarter de mon chemin.

— C’est-à-dire, Joaquin, de me tuer ?

— Soit ! de te tuer !

Un orgueilleux sourire anima les lèvres du trappeur.

— J’aurais cru que tu avais une meilleure opinion de moi ! dit-il ; ainsi tu ne doutes pas de ta prochaine victoire ?

— Non, je n’en doute pas !…

Le dédaigneux sourire de Lennox cessa d’être sincère dans son expression, l’imperturbable confiance de son adversaire avait blessé au vif son inflexible amour-propre. Un instant il parut vouloir s’éloigner ; mais la pensée qu’il avait été impunément bravé devant le Canadien et le comte le retint, il ne pouvait se résigner à l’idée d’avoir le désavantage dans le dialogue, dût-il même prendre bientôt sa revanche dans l’action.

— Je m’aperçois, Joaquin, reprit-il, que je me suis, pendant bien des années, totalement trompé sur ton compte, en te prêtant une franchise que tu n’as pas. En effet, tous les Européens sont des menteurs. J’ai eu tort d’admettre une exception en ta faveur, il n’en existe pas.

Le vieux trappeur fit une légère pause, puis il continua avec une animation et un feu complètement étrangers à ses façons d’être habituelles :

— Joaquin, je n’attache, certes, aucune importance à tes vanteries, mais je suis curieux de savoir sur quelles bases tu appuies ton opinion ?… Les outrages des faces pâles sont agréables à mes oreilles, car ils augmentent la haine que leur porte mon cœur… ainsi, selon toi, ma main est moins ferme que la tienne… mon coup d’œil moins sûr que le tien !… En un mot, tu es la panthère, et je suis le renard !… Tu es le vaillant, et je suis le lâche.

— Non, Lennox, répondit le Batteur d’Estrade avec une patience et une douceur qui prenaient leur source dans ses souvenirs du passé et dans sa confiance de l’avenir ; non, Lennox, tu ne m’es inférieur ni en force, ni en adresse, ni en courage. Si notre rencontre avait lieu dans des circonstances ordinaires, l’égalité entre nous deux serait complète ; mais aujourd’hui, Lennox, tu dois mourir et tu mourras, parce que nos intentions sont différentes… parce que je me bâts, moi, au nom de la justice, et toi au nom de la vengeance !… Tu mourras, Lennox, parce que ton triomphe ne ferait qu’aggraver la punition d’un coupable, et que le mien doit sauver un ange à qui Dieu a permis de descendre sur la terre, un ange que tes frères les Peaux-Rouges appellent la fille de la Vierge, et que mon cœur nomme mon enfant bien-aimée, mon Antonia. Allons, partons ! partons !

Malgré l’empire absolu qu’il s’était habitué à exercer sur lui-même, et qui, dans les circonstances les plus graves de sa vie, ne lui faisait jamais défaut, le vieux trappeur, en entendant ces dernières paroles, avait tressailli.

— Quel nom viens-tu de prononcer, Joaquin ? s’écria-t-il d’une voix émue. À quel propos as-tu cité le nom de la fille de la Vierge ? Quel rapport y a-t-il entre Antonia et cette jeune face pâle que de Hallay traîne prisonnière à sa suite ?

— Cette prisonnière et Antonia ne font qu’une seule et même personne !

Lennox laissa échapper un cri de surprise.

— Tu es bien sûr de cela, Joaquin ?

— Hélas ! oui !…

— C’est bien d’Antonia qui habite le rancho de la Ventana, que tu parles ?…

— Oui, c’est bien d’Antonia qui habitait, il y a quinze jours encore, le rancho de la Ventana… répéta Joaquin en regardant le vieux trappeur avec une attention extrême.

Lennox, la tête penchée sur sa poitrine, l’air grave et recueilli, le regard tout à la fois fixe et vague, resta pendant quelques secondes silencieux ; enfin, sortant tout à coup de