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mencement d’impatience ; toutefois, il répondit gravement à la question de son interlocuteur.

— Aujourd’hui, ces faces pâles sont fournis de poudre et de vivres. Dans un mois, c’est-à-dire à l’époque des pluies et des neiges, à la saison des fièvres, non-seulement ils auront consommé depuis longtemps déjà toutes leurs provisions de bouche, et largement entamé leurs provisions de guerre, mais ils seront en outre tellement décimés et affaiblis par les maladies et si incapables de se défendre, que mes frères les Peaux-Rouges n’auront plus qu’à cueillir paisiblement leurs chevelures. Pourquoi donc irais-je, par une impatience indigne d’un homme de sens, changer en une défaite possible, ou du moins en une victoire coûteuse et pénible, un succès certain ? Pour sauver cette fille à la face pâle que de Hallay emmène avec lui ? Ce serait de la démence.

— TU te trompes, Lennox, il ne s’agit plus pour toi de sauver cette jeune fille, il s’agit de sauver ta vengeance !

— Je ne te comprends pas !

— Oh ! tu vas comprendre ! L’outrage si ignominieux que tu as reçu et dont ton visage porte encore la marque, a dû te causer bien des nuits de cruelle insomnie, bien des jours de désespoir et de rage… Oh ! ne prétends pas le contraire… je te connais, moi, tu ne me tromperas pas ! Vingt fois, cent fois, mille fois, tu as réfléchi au genre de tortures que tu infligeras à de Hallay. Tu as tressailli de joie à l’idée de sa terrible agonie, tu as cru entendre ses cris, ses gémissements ; tu as accueilli ses humbles prières par un implacable regard de dédain et de mépris. Eh bien ! ami Lennox, voilà qu’il te va falloir abandonner tous ces beaux projets, repousser loin de toi ces rêves si flatteurs ! Ton ennemi ne gémira pas… ne criera pas… ne t’implorera pas… car sa mort sera exempte de toute agonie… Il tombera frappé par la foudre !… Ah ! c’est en vain que tu affectes l’indifférence ! Je t’ai atteint dans tes plus chères et tes plus secrètes espérances !… Ne t’imagine pas que je veuille t’effrayer. Je t’estime trop, mon vieil ami Lennox, pour employer vis-à-vis de toi des moyens aussi mesquins, aussi vulgaires ! Quand deux adversaires tels que nous se combattent, il ne leur est pas permis, sous peine de ridicule, de se blesser légèrement ; il faut que l’un tue l’autre ! Aussi doivent-ils avant d’en venir aux mains se découvrir d’abord mutuellement la poitrine ! Je ne te dissimulerai donc pas mes intentions ; je suis résolu à délivrer prochainement, par n’importe quel moyen que ce soit, l’infortunée jeune femme que de Hallay retient prisonnière ! Tu entends bien ce que je te dis, ami Lennox, par n’importe quel moyen !… j’ajouterai, pour plus de clarté encore, même par la mort de cette pauvre victime ! Toutefois, avant d’en arriver à la suprême extrémité, de frapper l’innocence pour la sauver du déshonneur, je punirai, j’atteindrai le coupable ! Qui sait si la chute de de Hallay ne produira pas, dans les rangs de ses bandits, une impression et une terreur momentanées dont il me sera permis de tirer un heureux parti ? Mais ceci ne t’intéresse ni te regarde. L’essentiel, c’est que tu sois bien persuadé que ton refus de m’aider dans les terribles et solennelles circonstances actuelles, te retire et ! e fait perdre tout espoir de vengeance.

Tant que le Batteur d’Estrade avait parlé, le vieux trappeur l’avait écouté en silence et sans déceler par aucun signe extérieur les sentiments qu’il ressentait. Lorsque Joaquin se tut, un presque imperceptible froncement des épais sourcils du sauvage Européen creusa davantage les rides de son front.

Ce tressaillement nerveux, à peine perceptible et que personne, certes, n’aurait remarqué, n’échappa pas à la sagacité du père d’Antonia. Il déposa par terre sa carabine à deux coups, et, se croisant les bras par un geste empreint tout à la fois de dignité et de tristesse :

— Monsieur d’Ambron, dit-il en anglais, et toi, Grandjean, éloignez-vous, je vous prie !… Il ne m’est permis ni d’oublier ni de méconnaître les immenses services que Lennox m’a rendus jadis !… Utiliser contre lui votre concours ce serait de ma part plus que de la lâcheté, ce serait de l’ingratitude ! Éloignez-vous donc, je vous le répète, et souvenez-vous, si je succombe, que vous n’aurez pas à venger ma mort !… Au contraire !… Mon souhait le plus vif, le plus ardent, est que vous unissiez vos efforts à ceux de Lennox contre M. de Hallay !…

Ces paroles, auxquelles ni le comte ni le Canadien, ne s’attendaient nullement, leur causèrent une émotion profonde. Ils regardèrent le vieux, trappeur.

Lennox, semblable à une statue de bronze, ne donnait signe de vie ; son immobilité constituait, à n’en pouvoir douter, un acquiescement complet à ce que venait de dire Joaquin Dick. Néanmoins, après une hésitation de quelques secondes, il rompit de sa voix lente et voilée le lourd silence qui avait suivi la réponse du Batteur d’Estrade.

— Joaquin, tu as lu clairement dans mon cœur… ce que tu ignores, c’est que bien souvent déjà le désir de me mesurer avec toi a tourmenté ma pensée ! Ce n’est pas que je te déteste ; non !… Loin de là !… Ta loyauté à toute épreuve et ta rare intrépidité me plaisent !… Tu es le seul homme en qui j’ai eu une aveugle et entière confiance !… Ce qui m’irritait, c’était l’incertitude de savoir lequel de nous deux était supérieur à l’autre !… Mon souhait va se trouver accompli tout à l’heure. À présent que je t’ai fait cet aveu, je te déclare que je n’aurais jamais cédé à la tentation de mesurer mes forces contre les tiennes, si tu n’avais pas, le premier, brisé notre vieille amitié. Je ne me plains pas de ton agression. Non, certes ; mais conviens au moins que les enfants du désert ont raison de ne pas ajouter foi à l’affection des faces pâles. Le souvenir d’une alliance intime de quinze années s’efface aisément de l’esprit d’un Européen, dès qu’il est question pour lui de l’amour d’une femme. Mais il ne s’agit pas du passé. Revenons au présent. Nous avons à fixer les conditions de notre combat.

— Je me mets complètement à les ordres, Lennox.

— J’ai eu, tu le sais, Joaquin, bien des rencontres dans ma vie ! J’ai même accepté parfois ces stupides luttes réglées à l’avance, que vous appelez duels, et qui ne permettent à l’homme supérieur de déployer qu’une partie de ses qualités et de ses ressources ! Si tu le veux, nous annulerons autant que possible le hasard, afin de laisser à celui de nous deux qui survivra le droit de se vanter, sans mentir, de son triomphe. La carabine est, entre nos mains, une arme infaillible… nous serions certains, en l’employant, de nous tuer tous les deux ! Nous surprendre ? Nous n’y parviendrions pas ! La nature t’a doué, quoique face pâle, de