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est redevenu face pâle !… C’est dommage !… Enfin, qu’il me raconte ce qu’il voudra, rien ne me fera changer de résolution : je n’attaquerai pas M. de Hallay avant un mois !


XIX

UN HEUREUX AUGURE.


Le Batteur d’Estrade se disposait à prendre la parole, lorsque Lennox l’arrêta du geste.

— J’ai d’abord une explication à te demander, Joaquin, lui dit-il : Pourquoi donc ton cheval Gabilan, que j’ai rencontré tout à l’heure à une demi-lieue d’ici, avait-il l’air si affligé ? La tristesse de cette brave bête m’a fait supposer que tu avais été victime d’un accident ou d’un combat.

— Gabilan n’est point triste, cher Lennox, il est seulement jaloux ; il ne peut oublier qu’il y a quinze jours il m’a vu monté sur un autre cheval que j’avais pris, en son absence, au rancho de la Ventana, pour me jeter à la poursuite de de Hallay. Mais quel intérêt peux-tu apporter au plus ou moins de gaieté ou de tristesse de Gabilan ?

— J’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Gabilan ! répondit très-sérieusement Lennox. À présent que me voilà rassuré sur son compte, parle aussi longtemps que tu voudras, je t’écouterai sans t’interrompre !

Grandjean, à la sollicitude montrée par le vieux trappeur pour le cheval de Joaquin, lui avait lancé un regard qui exprimait tout à la fois l’approbation et le respect ; puis il avait murmuré entre ses dents :

— Ce Lennox a un grand cœur. Il mériterait d’être né à Villequier.

Joaquin s’empressa d’obéir à l’invitation de son singulier ami, et reprenant vivement la parole :

— Lennox, dit-il, les moments sont précieux, je vais droit au fait. Ce même de Hallay, qui t’a infligé une si sanglante injure, s’est depuis lors rendu coupable d’un crime abominable : il a enlevé, au mépris des lois les plus sacrées de l’hospitalité, une jeune femme qu’il retient prisonnière, et qu’il force de l’accompagner dans son aventureuse expédition. L’intérêt, que dis-je ! l’amitié sans bornes que je porte à cette pauvre victime est telle, que ma vie est attachée à la sienne. Si elle meurt, je la suivrai. Mon langage te surprend, Lennox ; tu dois cependant savoir mieux que personne que j’ai un cœur, car je t’ai toujours montré une inaltérable et sincère affection. Je continue : Ma première pensée, ai-je besoin de te le dire ? a été de punir de Hallay. Vingt fois depuis quinze jours j’ai levé contre lui ma carabine ; mais chaque fois la violence de ma haine a été contenue par l’affreuse certitude que la mort de ce misérable, loin de sauver son infortunée prisonnière, n’aurait d’autre résultat que de doubler l’horreur et le danger de sa position. Le marquis a su persuader aux hommes qu’il commande que cette femme connaît l’existence et le gisement des trésors qu’ils espèrent conquérir. Tu conçois qu’une fois leur chef mort, ces bandits, affranchis de l’espèce de discipline qu’il a su leur imposer, ne reculeraient devant aucune extrémité pour mener à bonne fin leur expédition, déjà si compromise. Pour arracher à cette infortunée jeune femme le prétendu secret qu’elle est censée posséder, ils n’hésiteraient pas à la soumettre aux plus cruelles, aux plus atroces tortures ! Oh ! rien qu’à cette pensée, je sens mon cerveau prêt à éclater… je deviens fou de désespoir !… Lenpox, ce n’est pas au nom de notre amitié, déjà vieille de quinze ans, que je m’adresse à toi… l’amitié est un sentiment qui, tout en restant un besoin pour le cœur de l’homme, change parfois d’objet… non !… c’est à ta justice seule que je fais un appel… La justice est immuable ! C’est ton amour pour elle, c’est ta haine de toute oppression, qui t’ont fait préférer à la vie douce et facile de l’Européen la rude et pénible existence du sauvage. Renier aujourd’hui ton passé, renoncer à la noble mission que tu t’es imposée, ce serait changer en crimes les fières et hardies actions qui ont illustré ta longue carrière ! Le nom de Lennox ne signifierait plus dans le désert : « L’homme juste et terrible ; » il voudrait dire : « La bête fauve altérée de sang ! » La véhémence contenue et passionnée avec laquelle Joaquin Dick s’était exprimé, les sanglots comprimés et intérieurs qui brisaient sa voix, tout en lui donnant une poignante euphonie, laissèrent Lennox froid et impassible.

— Ami, lui dit-il tranquillement, je n’accepte ni tes reproches, ni tes louanges. Tu parles trop ! De mission, je n’en ai pas ; j’obéis simplement à mes instincts. Si je prends volontiers parti pour le faible contre le fort, c’est que j’aime surtout à parcourir le sentier de la guerre quand il est hérissé de dangers. Venir à bout d’obstacles qui semblent insurmontables, me cause des joies extrêmes. Je ne suis ni une bête fauve altérée de sang humain, ni un juge à la piste des crimes à punir : je suis tout simplement la meilleure carabine et le plus infatigable marcheur du désert. Cela me suffit. Quant à la haine que je porte en général à la race blanche, elle me suivra jusqu’au tombeau ; car cette race, par l’injuste envahissement de nos solitudes, menace mon plaisir le plus vif et ma passion la plus forte : mon goût pour la chasse, mon amour pour la liberté ! Aussi, autant de fois qu’apparaîtra une troupe de faces pâles dans le désert, verra-t-on le vieux Lennox accourir le premier pour la combattre…

— Eh bien ! alors, interrompit Joaquin avec une sourde irritation, tout est pour le mieux, et notre discussion devient inutile ! Ce que tu as refusé à la justice et à l’amitié, tu l’accorderas à la haine ! Demain, dès le point du jour, nous attaquerons le campement de l’ennemi.

— Non, Joaquin, ni demain, ni dans une semaine ! Pas avant un mois.

— Ah ! et pourquoi ?

La façon brève et nerveuse avec laquelle le Batteur d’Estrade accentua cette exclamation et cette interrogation, sentait la menace.

Lennox parut ne pas s’apercevoir de ce changement de ton.

— Tu me demandes pourquoi, Joaquin ? Pour beaucoup de raisons.

— Voyons ces raisons ?

À son tour, le vieux trappeur sembla éprouver un com-