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comment il se fait que je vous rencontre seul ici, à plus de cent trente lieues de Guaymas ?

— Les questions me plaisent rarement, mais quand on me les adresse pendant mon sommeil, elles me sont tout à fait insupportables !

— Vous dormez dans ce moment-ci ?

— Certes !

— Debout ? et en parlant ?

— Je ne me repose jamais autrement.

Indeed.

Le Canadien, très-agité et très-ému, se mit à siffler entre ses dents une ronde normande ; il ne conservait plus de doute ; cet inconnu était bien un sorcier ; toutefois il hasarda une nouvelle interrogation.

— Vous devez avoir un nom ? dit-il.

L’homme à la carabine à pierre ouvrit les yeux ; ses lèvres exprimaient un sourire de mépris.

— Les faces pâles sont tous curieux et bavards comme des femmes. Je me nomme Lennox… Maintenant, laisse-moi en paix !

Grandjean n’était certes pas affligé d’une organisation très-impressionnable, mais ce nom lui arracha un cri de surprise.

— Quoi ! c’est vous qui êtes Lennox, le vrai Lennox ?

— Il n’y a qu’un Lennox ! répondit le sauvage Européen avec une orgueilleuse gravité. Puis il referma les yeux.

Écrasé par l’admiration et par la surprise, le Canadien gardait le silence. Quant à Lennox, quoiqu’il affectât une complète impassibilité, il jouissait délicieusement en lui-même de ce triomphe. L’amour-propre n’est point un produit de la civilisation, mais un sentiment essentiellement humain ; aussi domine-t-il tout aussi bien dans le désert que dans les grandes villes ; il diffère seulement dans sa manifestation et ses effets ; au fond, il présente partout les mêmes exigences.

Ce fut d’une voix timide et d’un ton modeste, qui présentaient un contraste presque grotesque avec sa rude apparence, que le Canadien engagea de nouveau la conversation.

— Je conçois à présent que vous m’ayez tutoyé tout de suite, seigneur Lennox, dit-il. Il y a entre vous et moi une telle distance ! Cependant, je ne compte pas parmi les plus mauvais tireurs de la Prairie, et il pourrait même se faire que mon nom fût parvenu jusqu’à vous.

— Quel est-il, ton nom ?

— Grandjean !

— En effet ! je te connais ! tu es né au Canada ?

— Justement, seigneurie.

— Oui, tu manies assez convenablement un rifle… je le sais… J’espère que je te verrai bientôt à l’œuvre.

— Ah ! seigneurie, ce sera trop d’honneur pour moi, si vous daignez vous mêler à la partie.

— Je m’y mêlerai assurément ! dit froidement Lennox.

Sans l’apparition de Joaquin Dick et de M. d’Ambron, qui arrivèrent en ce moment, il est probable que la conversation du célèbre sauvage Anglais et du rude et hardi aventurier aurait fini par ressembler à la première partie du dialogue de Vadius et de Trissotin ! La vue de Lennox parut causer une joie extrême au Batteur d’Estrade ; il s’avança vivement à sa rencontre, et lui prenant la main :

— Enfin, te voilà, ami ! dit-il. Que tu as tardé à me rejoindre ! N’as-tu point reçu les messages que je t’ai envoyés ?

— Oui… puisque me voici !…

— Mais en retard !…

— Au contraire !…

— Comment cela, au contraire ? N’y a-t-il point aujourd’hui plus de deux semaines que celui que l’on nomme de Hallay, l’homme qui, à San-Francisco, t’a frappé au visage, a quitté les plages de Guaymas ?…

— Oui ! Eh bien ?…

— Eh bien ! depuis deux semaines, tu aurais pu effacer dans son sang l’outrage qu’il t’a infligé.

Un léger tressaillement nerveux et à peine visible altéra, pendant l’espace de quelques secondes, la rigidité du visage de Lennox.

Ce tressaillement pouvait passer à la rigueur pour un sourire.

— Ne t’ai-je point dit jadis, Joaquin Dick, que cet homme mourrait deux fois par la souffrance ? Pourquoi veux-tu que, par une précipitation insensée, je gâte ma vengeance ? Ceux-là seuls ne savent pas attendre qui ne sont pas sûrs d’eux-mêmes… Moi, mes sentiments ne changent jamais. Laissons passer encore un mois, et alors…

— Un mois ! interrompit le Batteur d’Estrade avec une précipitation qui décelait tout à la fois la fureur et l’effroi… un mois ! mais le crime serait accompli !… Non… non, Lennox, ce n’est pas dans un mois ; c’est demain, c’est aujourd’hui, c’est dans une heure qu’il faut attaquer ces bandits ! Si tu me refuses ton appui, j’agirai seul !

Cette fois Lennox eut un véritable sourire ; il se pencha vers Joaquin, et baissant la voix de manière que ni le comte ni le Canadien ne pussent saisir même le son de ses paroles :

— Je ne te reconnais pas, Dick, murmura-t-il, tu es redevenu une face pâle…

— Comment cela ?

— Tu trembles pour ton or !

— Mon or ! Il est bien question de mon or ! s’écria Joaquin avec violence. Que m’importent quelques poignées de pépites ? C’est de mon sang, de ma vie, du salut de mon âme qu’il s’agit, c’est de ma raison. Encore quinze jours d’angoisses pareilles à celles que je viens de subir, et je serai fou, si je ne suis pas mort.

— Alors il s’est passé quelque chose dont je n’ai pas eu connaissance ? dit Lennox avec son flegme monotone. Je te trouve en effet bien vieilli, Joaquin.

— La blancheur de mes cheveux t’étonne, Lennox ; que serait-ce donc si tu voyais la blessure saignante de mon cœur ?… Écoute-moi, Lennox… écoute-moi avec attention. Je souffre trop, j’ai besoin de me plaindre, de crier…

— Est-ce que tu vas parler devant ces gens-là ? demanda le vieux trappeur toujours du même ton et en désignant par un même geste le comte et le Canadien. Que ne les renvoies-tu, si tu as une confidence à me faire ?

— Monsieur d’Ambron et Grandjean me sont dévoués, Lennox !

— Tu crois ? C’est bon.

— Ce pauvre Joaquin n’est plus du tout lui-même, pensa Lennox. Jadis il n’aurait pas admis la possibilité qu’un homme pût avoir deux amis sérieux. Oui ! décidément, il