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À cent pas environ du Canadien, un homme armé d’une carabine à pierre, couché par terre à plat ventre et replié sur lui-même, ainsi qu’un tigre qui se dispose à prendre son élan, épiait d’un œil curieux ses moindres mouvements.


Quoique ce suspect personnage parût garder une immobilité complète, il avançait avec la sourde et nerveuse souplesse d’un reptile. Du reste, il n’aurait pas été possible, même à l’œil le plus exercé, de constater, sans l’aide d’un point de repère, les progrès de la marche rampante de cet inconnu. Les arbres et les buissons semblaient plutôt s’éloigner de lui que lui d’eux. Parvenu à une distance de cent pas du Canadien, il s’était arrêté et son corps avait pris aussitôt la rigidité d’un tronc d’arbre.

Après une attente de quelques minutes, l’homme à la carabine sortit de son inaction ; il se mit sur ses genoux, leva lentement sa carabine, l’épaula gravement, sans que ses traits basanés offrissent la trace d’aucune émotion, et, visant Grandjean à la tête, il fit feu.

Le très-minime volume de fumée produit par le coup n’était pas encore dissipé, que déjà l’inconnu avait disparu de la place qu’il occupait.

Le Canadien n’avait pas été blessé ; seulement son large chapeau de feutre, atteint par la balle, était tombé à ses pieds. À l’admirable sang-froid avec lequel le géant accueillit cette attaque peu loyale et si inattendue, il était incontestable qu’il était habitué, de longue date, à ces sortes d’aventures. Au lieu de se lever, ce, qui aurait exposé son corps en plein aux coups de l’ennemi, il se glissa derrière l’arbre au pied duquel il était assis, et, armant son rifle, il se tint sur la défensive.

— Bah ! ce n’est rien ; il était vieux, dit-il en regardant son chapeau. Un morceau de toile cirée, une aiguillée de fil, et il n’y paraîtra plus !… Qui diable a pu méprendre ainsi pour cible ?… Un Peau-Rouge ?… Non ; j’aurais déjà découvert sa piste ! Un des hommes de Hallay ?… Ce n’est pas probable… Tous ces coquins-là sont trop ignorants des choses du désert, pour admettre que l’un d’eux ait osé s’éloigner et s’aventurer seul loin de ses compagnons !… Et puis, en supposant que cela soit, quel intérêt aurait eu ce bandit à me tuer ? Aucun. Mon costume ne décèle pas précisément l’opulence, et les rentiers ne choisissent guère les bords du rio Gila pour but de leurs promenades. N’importe ! Quel qu’il soit, mon agresseur manque de pratique et d’adresse. On ne vise jamais quelqu’un à la tête quand on n’est pas certain de son coup. Pourtant je ne vois rien, je n’entends rien. Une retraite aussi savante indique une expérience qui se concilie difficilement avec ce coup de carabine idiot. By God ! je ne comprends plus rien à tout ceci !

Grandjean se levait avec précaution pour tâcher d’agrandir son horizon, quand une assez forte pression exercée sur son épaule lui fit retourner brusquement la tête. Il poussa un cri rauque, laissa tomber son rifle, et plaçant instinctivement sa main devant ses yeux :

— Le sorcier de Senora ! murmura-t-il d’une voix sourde. Je suis perdu !

Lennox, revêtu de son costume un peu théâtral, sa toque surmontée d’une plume noire d’aigle et sa carabine jetée en bandoulière, se tenait les bras croisés et le visage sérieux devant le Canadien.

— Pourquoi cet effroi ? lui dit-il tranquillement en mauvais anglais. Qu’as-tu à craindre ? Tu ne m’as jamais fait de mal… je ne suis pas ton ennemi…

Autant l’esprit de Grandjean était rebelle aux idées abstraites, autant il avait la perception nette, prompte et vive pour les choses d’action ; aussi son étrange interlocuteur parlait encore que déjà il avait recouvré tout son sang-froid.

— Si cet homme était un sorcier, avait-il réfléchi, il ne m’aurait pas manqué. Non-seulement ce n’est pas un revenant, mais c’est même un très-médiocre rifleman. Alors regardant Lennox en face : Si vous n’êtes pas mon ennemi, lui dit-il, pourquoi donc avez-vous tiré sur moi ?

— Je n’ai pas tiré sur toi,

— Ah ! par exemple !…

— J’ai simplement visé ton chapeau.

— Mon chapeau ? Et pourquoi ?

— Parce qu’il me cachait ton visage que je voulais voir.

— Tiens ! mais c’est très-ingénieux, cela ! s’écria le géant avec une gravité approbatrice qui excluait toute idée de moquerie. C’est un moyen fort commode et fort prudent pour reconnaître sans danger quelqu’un. Si jamais l’occasion se présente de l’employer, je n’y manquerai pas. Eh bien ! maintenant que vous savez qui je suis, avez-vous quelque chose à me demander ?

— Oui !

— Quoi ? de l’amadou, de la poudre ou des balles ?

— Je désire savoir ce qu’est devenu ton maître ?

— Le comte d’Ambron ?

— Non, Joaquin Dick !

— Vous connaissez le Batteur d’Estrade ? s’écria Grandjean d’un air surpris ; au fait, c’est vrai, je me rappelle à présent que, lors de notre première rencontre, vous m’avez chargé d’une commission pour lui.

— Est-il mort ou vivant ?

— Vivant, grâce à Dieu !

— Ah !

— Cela a l’air de vous surprendre ?

— Oui, je le croyais mort…

— Qui a pu vous faire supposer une pareille chose ?

Le Peau-Rouge européen, s’il est permis de parler ainsi, ne répondit pas à la question de Grandjean.

— Conduis-moi vers lui, dit-il.

— Volontiers… mais c’est inutile… il a dû entendre la détonation de votre carabine… il va arriver.

— Bien !

Lennox s’appuya contre un arbre, ferma ses yeux et parut dormir ; le Canadien l’examina alors avec une attention et une curiosité extraordinaires ; parmi tous les aventuriers qu’il avait connus, et le nombre en était grand, il n’en avait jamais rencontré aucun qui ressemblât à ce bizarre personnage.

Cette curiosité, motivée par l’individualité tranchée de l’inconnu, n’était pas exempte non plus d’une certaine frayeur ; depuis que Lennox, en lui déclarant qu’il avait simplement visé son chapeau, s’était réhabilité à ses yeux comme tireur, le géant était revenu à sa première idée ; il inclinait fortement à lui assigner une origine surnaturelle.

Aussi ne fut-il pas longtemps sans reprendre la parole ; il avait hâte d’éclaircir ses soupçons.

— Serait-il bien indiscret, dit-il, de vous demander