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je mourrai. Voilà pourquoi, hier, je préférais la faire descendre digne d’elle-même et de vous dans la tombe, à la laisser vivre misérable et déshonorée !… Luis, mon fils, mon enfant chéri, me permettez-vous, maintenant, d’aimer votre femme ?

Le comte était profondément attendri ; toutefois, parvenant à contenir son émotion :

— Señor Joaquin, dit-il lentement, me jurez-vous que si nous parvenons à sauver Antonia, vous ne la verrez qu’autant que je vous en donnerai la permission ? Me jurez-vous que le jour où je vous commanderai de vous éloigner, vous m’obéirez tout de suite, sans récriminations, sans plaintes ?

— Je vous le jure !

— Sur la mémoire de Carmen ?

— Sur la mémoire de Carmen !

Le comte d’Ambron jeta ses bras autour du cou du Batteur d’Estrade et l’embrassa avec transport.

— Oh ! mon châtiment commence, murmura douloureusement Joaquin, je suis père et je n’ai pas d’enfant.


XVIII

UNE RENCONTRE.


Pendant la conversation de M. d’Ambron et de Joaquin Dick, Grandjean, avons-nous dit, était entré dans le bois qui côtoyait la rivière Gila. Se sachant à proximité du Batteur d’Estrade, et absorbé surtout par les pensées peu gaies que lui suggérait sa nouvelle condition, il s’était mis, contre son habitude, à se promener distraitement devant lui, sans songer à examiner et à étudier le terrain.

— By God ! murmura-t-il en serrant avec force son rifle dans sa large main, je tourne joliment le dos en ce moment-ci à Villequier ! Si le maire compte toujours sur moi pour être son adjoint, il risque fort de m’attendre longtemps ! Une agréable position que la mienne ! De hardi et libre aventurier que j’étais, me voici devenu chien timide et rampant ! Du reste, je dois rendre cette justice au señor Joaquin, que s’il ne m’a pas consulté pour disposer de ma personne, du moins il a grandement fait les choses ! Donner au comte droit de vie et de mort sur moi, cela dépasse toute croyance ! Après tout, ma vie ne lui appartient-elle pas, au señor Joaquin ? Oui, plutôt trois fois qu’une ! Eh bien, alors ! de quoi ai-je à me plaindre ? de rien.

Grandjean s’arrêta en cet endroit de son monologue, et prêta l’oreille à un léger bruit qu’il avait cru entendre au loin. Un silence complet régnait autour de lui ; il reprit donc avec sa promenade le cours de ses réflexions.

— Quelque triste que soit déjà ma position, se dit-il, elle serait bien pire encore si j’étais tombé entre les mains de tout autre homme que M. d’Ambron ! À part son amour pour Antonia, il n’est pas trop déraisonnable dans les actions ordinaires de la vie. Son courage et sa générosité sont incontestables, ses manières agréables, son caractère facile ! Et puis, il n’est nullement fier… Ah ! parbleu, j’y pense, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il fût natif de Normandie !… Cela diminuerait considérablement ma honte et mon ennui ! Il faudra que je l’interroge à ce sujet…

Cette hypothèse avait amené sur les grosses lèvres du Canadien un sourire presque joyeux ; mais son visage ne tarda pas à redevenir sombre et soucieux ; le géant pensait à Antonia.

— Je crois décidément que j’ai mal agi envers cette malheureuse enfant, murmura-t-il. L’homme qui se défie des femmes est prudent ; celui qui les fuit est sage ; mais celui-là qui abuse de leur faiblesse est un misérable lâche ! Ah bah ! et pourquoi donc cela ?… Qui a jamais songé à blâmer un chasseur d’avoir abattu un chevreuil ? Personne ! Et pourtant le chevreuil est un pauvre animal inoffensif… Oui, mais le chevreuil se mange… et il faut vivre… tandis que la femme !… À quoi, diable, une femme est-elle bonne ?

Le Canadien, quand son épaisse cervelle se refusait à un travail d’esprit, avait recours à un procédé fort simple pour activer ses facultés intellectuelles, il s’allongeait tout bonnement un énorme coup de poing sur le crâne : ce qu’il fit en cette circonstance.

— Tiens, tiens, reprit-il peu après, mais ma mère était une femme… les femmes servent à continuer l’espèce humaine ! C’est réellement incroyable que cette idée ne me soit pas encore venue jusqu’à ce jour ! Les femmes sont mères… leur rôle, et, malgré moi, je dois convenir que généralement elles s’en acquittent assez volontiers, est de se sacrifier à l’éducation de leurs enfants ! Caramba ! et la biche donc, que fait-elle ? N’ai-je pas vu cent fois des biches, se dévouant pour sauver leurs faons, attirer les chasseurs par une fuite lente et simulée loin de l’endroit où reposaient leurs petits ? Oui, j’ai vu cela ! La biche est donc supérieure à la femme, puisqu’à une égale tendresse maternelle elle joint le mérite de la succulence de sa chair et de l’utilité de sa dépouille. Cependant il est un point qui m’embarrasse. Quand des faons deviennent chevreuils ou biches à leur tour, non-seulement leurs mères cessent de s’occuper d’eux, mais elles les attaquent, elles les maltraitent pour la possession d’un fruit, d’une touffe d’herbe, d’une feuille ! La femme, elle, aime au contraire toujours son enfant ! Cette fois-ci la femme a donc l’avantage sur l’animal. D’où vient cela ? Parbleu ! de ce que la femme a une âme.

Cette conclusion, à laquelle il était arrivé et qu’il avait formulée sans s’en douter, presque à son insu, fit tressaillir le Canadien et lui causa une étrange surprise. Il lui sembla qu’un épais nuage, jusqu’alors étendu devant sa vue, venait de se dissiper, et que pour la première fois de sa vie il apercevait la lumière.

— Les femmes ont une âme ! répéta-t-il lentement et comme machinalement, mais alors ma conduite envers Antonia est sans excuse ! Je suis un abominable coquin, j’ai commis un crime.

Le géant secoua son énorme tête à diverses reprises, et soufflant bruyamment, ainsi qu’un homme qui vient de fournir une course longue et rapide, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit au pied d’un arbre.

Un quart d’heure s’écoula sans que Grandjean sortit de sa rêverie. Sa tête appuyée sur ses genoux, il réfléchissait profondément. Combien il était loin de se douter qu’il était exposé en ce moment à un danger sérieux !